La
pensée anarchiste
et la
non-violence
Michel
Onfray
Petite
anthologie de la révolution non-violente
chez
les principaux précurseurs et théoriciens de l’anarchisme
"La révolution,
contrairement à ce qui a été affirmé, n’est pas une idée qui a trouvé des
baïonnettes, il ne faut pas confondre révolution et émeute, la révolution
c’est quelque chose de plus profond, de plus grand, quelque chose qui dure et
qui masque le siècle qui la voit éclore, et bien cette révolution, c’est une
idée qui a brisé les baïonnettes".
(Manuscrit de Hem Day, Fonds Jean Van Lierde,
Mundaneum)
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Je dédie cette anthologie à la mémoire de Hem Day (1902-1969), pacifiste
libertaire, antimilitariste intransigeant et anarchiste non-violent, disparu il
y a précisément trente ans. Principal éditeur anarchiste belge d’avant 68, il a
édité et rédigé de nombreux ouvrages sur le pacifisme et les rapports entre l’anarchisme et la non-violence. Le
présent travail lui doit énormément.
Introduction
Une des raisons d'être de ce texte est la relative rareté
de la documentation, des études et des réflexions actuelles sur la non-violence
dans le mouvement anarchiste. Alors que les pratiques actuelles du mouvement
anarchiste sont plutôt à caractère non-violent (manifestations, occupations, boycotts,
désobéissance civile, activités sociales et culturelles alternatives, …), la
réflexion sur la non-violence et la révolution anarchiste semble avoir
insuffisamment progressé. Pour un certain nombre de libertaires aujourd’hui, la
tactique révolutionnaire envisagée sur un plan théorique ne diffère pas
énormément de celle du début de ce siècle, voire du siècle dernier,
c'est-à-dire une révolution de type insurrectionnel violent dans laquelle la
violence n’est pas souhaitée mais apparaît comme inévitable.
Une certaine
fraction des théoriciens et des fondateurs de la pensée anarchiste préconisait
plutôt une révolution non-violente basée sur un mouvement de désobéissance
complète à l’État, considérant la non-violence comme un moyen plus conforme au
but poursuivi. Un retour aux sources, chez les penseurs anarchistes
non-violents permettrait peut-être d’aider à approfondir les nouvelles
approches libertaires de la révolution, ou des pratiques militantes en général.
Cette anthologie ne
constitue certainement pas un procès des anarchistes partisans de la violence.
Par cette petite anthologie, je désire simplement rappeler la place importante
et trop méconnue que les idées de résistance et de révolution non-violentes ont
occupée dans l’histoire de la pensée anarchiste. Je rappelle d’ailleurs (trop
brièvement hélas, car là n’est pas l’objet essentiel de cette étude) quelques
unes des nombreuses idées et réalisations constructives des anarchistes
partisans de la révolution armée. En effet, l’anarchisme insurrectionnel ne
s’est certainement pas limité au terrorisme (quoique l’on en dise au parlement
ou dans les salons de thé). De plus, les attentats ne peuvent être séparés du
contexte historique dans lequel ils sont apparus.
Bien que la
non-violence soit réellement le centre de cette brochure, j’ai néanmoins voulu
traiter également de la violence dans la révolution anarchiste. Non seulement
afin de ne pas nier une partie importante de l’histoire du mouvement libertaire
mais aussi car il est impossible d’étudier la non-violence sans traiter le
problème de la violence par rapport auquel elle se positionne.
Le point de départ de ce texte est la remarquable
anthologie intitulée Violence et
non-violence dans la révolution anarchiste, datant de 1966 et présentée par
Lucien Grelaud. Pour ma part, je me suis limité à étudier des penseurs
anarchistes nés avant 1900, cette décision peut paraître arbitraire mais j’ai
principalement voulu m’intéresser aux opinions des précurseurs et des fondateurs
de l’anarchisme concernant la violence et la révolution. Je ne traite pas non
plus de l’histoire des pratiques non-violentes dans le mouvement libertaire
(vaste sujet !), je considère uniquement la place qu’occupe la
non-violence dans la pensée
anarchiste.
L'ampleur des
citations a pour but la plus grande fidélité à l'esprit des auteurs. Pour les
commentaires, j’ai essayé d’éviter le plus possible les raccourcis
simplificateurs ; hélas, vu la taille de cette étude, il n’a pas toujours
été possible de nuancer en détail toutes les positions des auteurs présentés.
La place accordée
aux questions de définitions et de terminologie pourra gêner certains, elles
sont en effet un peu fastidieuses mais elles ne sont pas inutiles ; il est
peu de termes suscitant autant de malentendus que l’anarchisme et la
non-violence. De plus, j’ai taché d’éclairer différents concepts (État,
anarchie, etc.) sous le regard spécifique de la question de la violence, ce qui
permet d’éclairer les citations des auteurs proprement dits.
Simple remarque
évidente, l'attitude libertaire devant un auteur est critique, sélective, et
que l'on ne se sent nullement tenu de respecter la parole des ancêtres, et
certainement pas de dogmatiser leur pensée. De plus, il va également de soi que
ce n’est pas parce que Bakounine a prôné la violence qu’un libertaire partisan
de la non-violence n’adoptera pas de nombreux jugements et analyses venant de
lui ; de même ce n’est pas parce que Armand a établi le rapport entre
violence et autorité qu’un anarchiste non-violent se trouverait contraint de
préconiser l’individualisme ou les théories sexuelles très personnelles
d’Armand.
Dernière remarque,
tout le monde ne partagera sans doute pas les conclusions de cette brochure,
peu importe puisque tel n’est pas son but ; elle ne prétend pas clore un vieux
débat mais simplement apporter matière à réflexion sur le difficile problème de
la place de la violence dans la révolution et les pratiques anarchistes, ainsi
que sur les alternatives non-violentes radicales qu’il est possible de
poursuivre ou d’élaborer.
A. État et anarchie,
violence et non-violence
(Choix de définitions et
remarques)
Les définitions
retenues et présentées ici ne prétendent pas cerner toute l’étendue des
concepts auxquels ils se rapportent, ils n’ont pour but que de clarifier et
préciser les idées qui sont au centre de cette brochure.
1) La violence et l’État
a) La violence
Pour commencer, on
peut remarquer que dans la pratique le mot violence est un mot fourre-tout dans
lequel on inclut un grand nombre de notions disparates (agressivité, force
brute, …), pour tout dire, à peu près n’importe quoi. Nous n’allons pas entrer
ici dans une longue analyse et je propose directement la définition suivante
assez générale sur laquelle devrait exister un large consensus,
elle a principalement pour but de fixer les idées.
Est violence
toute atteinte à la vie, à l’intégrité physique ou morale des êtres humains,
dès lors qu’une telle atteinte n’est pas imputable à la fatalité ou au hasard,
mais qu’une responsabilité humaine y est engagée de manière directe ou
indirecte.
Cette définition de
la violence englobe donc les agressions qui ne sont pas directement physiques
comme la privation de liberté, l’humiliation, le chantage, le lavage de
cerveau, etc. Autre remarque : pour parler de violence, il faut
obligatoirement qu’il y ait responsabilité humaine. Cela peut paraître évident,
mais la définition choisie possède l’avantage de comprendre des violences où
les responsabilités humaines sont à caractère indirect, car diluées dans le
système qui perpétue ces violence, déresponsabilisant ainsi ses exécutants, tel
les violences structurelles (=
violences exercées par des structures économiques, sociales, ou politiques, sans qu’il y ait
d’actes directs de violence ; par exemple, le fait d’être maintenu dans la
misère par une situation économique qui atteint à la santé et réduit
l’espérance de vie).
b) L’État
Une tâche
paraissant plus intéressante est celle de définir précisément l’État. De
nouveau, il y a matière à de nombreux débats et l’on ne donnera que la
définition, souvent reprise, à laquelle a aboutit en 1919 le sociologue Max
Weber. Cette définition n’est pas la seule pertinente, elle a été choisie
essentiellement car elle permet d’éclairer le lien fondamental existant entre
État et violence. De plus, l’analyse amenant à la définition proposée livre,
par la même occasion, une précieuse définition de l’anarchie.
""Tout
État est fondé sur la force", disait un jour Trotsky à Brest-Litovsk.
En effet, cela est vrai. S’il n’existait que des structures sociales d’où toute
violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne
subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’"anarchie".
La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État (…) mais elle
est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est
tout particulièrement intime. (…) Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les
limites d’un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques
- revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence
physique légitime."
On pourrait ajouter à cela que l’État revendique la
légitimité de toutes les formes de
violence dont la violence physique, mais il faut y ajouter les violences
morales telles que la privation de liberté, les atteintes à la vie privée, ...
Bien que la violence soit son moyen spécifique, elle
seule ne suffit pas à définir l’État, la légitimité qu’il revendique et que la
société lui accorde est un point essentiel.
Pour le souligner voici une autre formulation donnée par Max Weber de
sa définition:
"L’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé
sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne
peut donc exister qu’à la condition que les hommes dominés se soumettent à
l’autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs."
c) Processus de légitimation
L’État tente de fonder la légitimité de sa propre
violence sur la nécessité de s’opposer à la violence des individus et des
groupes sociaux qui mettent en danger la paix collective afin d’assurer la
sécurité des membres de la société. On peut remarquer que ce procédé est
affublé d’un vice majeur, voire fatal (dénoncé de tous temps par les
libertaires mais également par un bon nombre de non-violents, de sociologues et
de philosophes).
Dès lors que la société concède à l’État le droit de
recourir à la violence pour maintenir l’ordre public, il est facile à l’État
d’invoquer ensuite ce droit pour défendre sa propre "sûreté" contre
les individus. Une fois ce seuil franchi et l’État le franchit toujours (à
l’instant même de sa création), l’État ne constitue plus une garantie pour la
sécurité des individus mais une menace directe. En effet, chaque État, même "démocratique",
est continuellement tenté de criminaliser la dissidence et de la réprimer comme
une délinquance, l’ordre étatique tend inévitablement à normaliser les opinions : entre État
de "droit" et État totalitaire, il n’y a pas identité mais il y a
continuité directe (quoiqu’en dise les partisans du modèle de l’État libéral),
et le lien qui les relie est l’idéologie de la violence légitime. Lorsque
l’idéologie, au nom de la nécessité de l’ordre, innocente l’État de ses actes
de violence, naît la tyrannie.
Une autre critique fondamentale de l’État (à relier à
la première) est que, en institutionnalisant la violence comme moyen légitime
de gérer les conflits qui surgissent inévitablement au sein de la société, il
lui donne droit de cité et de ce fait, loin de l’éliminer, il la nourrit et
l’entretient.
2) L’anarchie et la non-violence
a) L’anarchie
Entre État et violence, il existe donc réellement une
relation organique. Ce lien est souvent caché ou nié par les politiques (et
pour cause…) mais il est irréductible. L’anarchisme est le seul mouvement
social à avoir refusé à l’État le droit de recourir à la violence pour
contraindre l’individu. Si l’on se base sur la définition de l’anarchie donnée par Max Weber, il est
possible d’affirmer que le projet anarchiste est précisément l’élimination de la violence de
l’organisme social ; et par
conséquent, également l’abolition des rapports de domination et de toute
structure hiérarchisée de la société, ces derniers n’étant jamais que les
formes ritualisées et institutionnalisées d’une violence toujours présente,
mais de manière plus indirecte.
L’anarchie signifie d’une part la fin de
l’accaparement de la violence légitime par une communauté d’individus
(abolition de l’État) et d’autre part l’élimination de l’utilisation de la
violence et de tous les autres moyens coercitifs comme prétendus remèdes
sociaux. Elle ne se limite donc pas à l’abolition de l’État, elle est
réellement une nouvelle forme d’organisation sociale (qui reste à élaborer dans
le futur et que l’on prépare dans le quotidien).
b) La non-violence
Le mot non-violence vient de Gandhi, c’est la
traduction littérale du mot sanscrit ahimsa
(a : privatif et himsa : nuisance, violence) qu’il a
reçu de sa tradition religieuse. Seulement, le mot ahimsa ne lui suffisait pas
car la non-violence ne se limite pas au simple rejet de la violence, c’est
aussi une méthode pour combattre la violence. C’est pourquoi il inventa le mot
composite satyagraha (satya : assise et agraha : saisie) que l’on traduit
généralement par "force de vérité". Ce terme lui-même n’est pas
exempt d’ambiguïté, c’est pourquoi il vaut mieux définir les choses
clairement :
Par non-violence,
on entend deux choses:
1/ doctrine préconisant l’abstention de
toute violence ; 2/ ensemble des moyens par lesquels, dans des
situations de conflit, un ou plusieurs acteurs exercent des forces de persuasion ou de contrainte ne
portant atteinte ni à la vie ni à la dignité des personnes.
Il est important de souligner que la non-violence a
bien une double signification dont la définition 1 recouvre seulement le pôle
ahimsa. Gandhi entendait réellement par satyagraha la définition 1 et la définition 2. Il insista
énormément sur la nécessité de lier ces deux significations car ce lien ne va
bien évidemment pas de soi. Si Gandhi a marqué l’histoire, ce n’est pas pour
avoir professé une doctrine condamnant la violence (l’ahimsa existait depuis
longtemps et a eu de nombreux équivalents dans les cultures les plus diverses),
ni pour avoir dénoncé l’hypocrisie de ceux qui refusent la violence sans
s’engager dans un combat contre ses diverses formes. C’est pour avoir élaboré,
pour mener un tel combat, une méthode d’action spécifique, permettant de lutter
sans violence contre la violence. Ce serait néanmoins trahir la pensée que de
réduire la non-violence à des techniques d’action (déf.2) que pourraient mettre
en œuvre ceux qui n’adhèrent pas au principe d’ahimsa (déf.1). C’est pourquoi
il forgea même un mot spécial (duragraha)
pour désigner une forme d’action qui n’aurait de non-violent que l’apparence,
sans fondement sur une adhésion profonde au rejet de la violence. La très
grande partie des actions actuelles baptisées du nom de non-violentes seraient
plutôt à classer dans cette dernière catégorie.
Contrairement à une idée fort répandue, la théorie
non-violente n’ignore pas qu’en ce vieux monde autoritaire les rapports de
force jouent un rôle crucial. Pour lutter contre les violences structurelles,
il ne suffit pas de recourir à une force de persuasion, et c’est pourquoi la
non-violence préconise également l’utilisation de moyens de contrainte, à
condition bien sûr qu’ils ne portent pas atteinte à la vie ou à la dignité des
personnes.
En effet, ne pas recourir aux armes de la violence, ce n’est pas renoncer à
mettre en œuvre d’autres moyens de "force".
Une dernière remarque : l’analyse de la théorie
non-violente exposée ici se réfère principalement à la pensée de Gandhi, mais
la non-violence ne s’identifie nullement au Gandhisme. La non-violence n’est
pas un système de pensée, c’est avant tout une technique d’action, qui
n’appartient dès lors à aucun penseur en particulier.
c) Convergences
et divergences
Au vu des définitions précédentes, il semble que les
projets anarchiste et non-violent se rejoignent. Pour ce qui concerne
l’anarchisme, suffisamment de preuves des convergences de l’idéal poursuivi
seront données lorsque l’on abordera en détail l’étude de différents auteurs
anarchistes. Pour ce qui concerne la non-violence, il suffit de donner quelques
parcelles de la vision de Gandhi sur la société non-violente pour prouver
qu’elle correspond à l’idéal anarchique.
Par exemple, lors d’une conversation, Gandhi affirma qu’"une société
organisée et régie sur le principe de la non-violence totale serait l’anarchie
la plus pure" et lorsqu’on lui demanda s’il la considérait comme un idéal
réalisable, il répondit affirmativement : "Elle est réalisable dans
la mesure où la non-violence est réalisable. (…) Le stade le plus proche de
l’anarchie pure serait une démocratie basée sur la non-violence." Il
est clair que par démocratie basée sur la non-violence, il entendait structure
politique et sociale développée par association libre : "La société
fondée sur la non-violence ne peut consister qu’en groupes établis dans des
villages où la coopération volontaire est une condition à l’existence digne et
pacifique."
Malgré ces convergences, l’anarchisme et la
non-violence se distinguent quant au choix des priorités et donc, des
techniques d’action. L’anarchisme préconise l’abolition de l’État dont
découlera ensuite la disparition progressive de la violence comme outil social.
La non-violence préconise le rejet de la violence dont découlera ensuite la
disparition de l’État. C’est ainsi que certains non-violents ont critiqué les
anarchistes pour l’utilisation qu’ils firent de la violence et que certains
anarchistes ont critiqué les non-violents pour leur participation à diverses
structures gouvernementales ainsi que pour la structuration hiérarchisée de
certains de leurs mouvements.
Il faut bien noter que ces deux positions (rejet de
l’État, rejet de la violence) se retrouvent à des degrés divers chez les
anarchistes et chez les non-violents, certains accordant une même priorité aux
deux notions : ce sont précisément les anarchistes non-violents au centre
de cette anthologie.
d) Utopie ?
Les deux projets de société, l’anarchie et la non-violence, peuvent
apparaître à certains comme trop absolutistes, et comme constituant uniquement
de belles constructions théoriques idéalisées ne permettant pas de construire
un projet social viable.
Un argument souvent avancé est que l’anarchisme et la non-violence
prétendent d’une part éliminer l’existence de toute forme de conflits au sein
de la société, et d’autres part ne sont réalisables que si ceci a été réalisé
au préalable. Seulement non-violents et anarchistes savent fort bien que
supprimer les conflits de la société est tout à fait impossible. Seuls des
idéologies totalitaires ont eu cet objectif, aboutissement logique de la
gestion étatique des conflits, car l’État ressent toujours le besoin d’éliminer
toute forme de dissidence ou de division de la société qu’il voudrait unanime.
Le conflit est présent au centre même des relations
entre les personnes. D’une certaine manière, une situation sociale est toujours
une situation conflictuelle, ne serait-ce que de manière potentielle. Il en
résulte que l’action sociale est essentiellement la gestion des conflits. La
question n’est donc pas de prétendre supprimer les conflits mais bien de savoir
comment une société compte les assumer et les gérer. L’État prétend d’avance
que la violence et les moyens coercitifs sont seuls à même de résoudre les
conflits. En réalité, il ne tente pas tant de les résoudre que de les étouffer,
écraser, afin de maintenir l’ordre public. La non-violence et l’anarchisme
avancent qu’ils existent de nombreux autres moyens alternatifs qui eux
s’attaquent à la racine du problème, à la source même du conflit, pour les
résoudre réellement.
En cette fin de XXème siècle, l’autorité et la
violence continuent à faire la preuve qu’elles sont parfaitement incapables de
construire la justice ou même l’ordre. Elles ne peuvent que les détruire. En ce
sens, ce sont bien la violence et l’autorité (et non pas la non-violence et
l’anarchisme) qui sont des utopies parce que, jamais, nulle part, elles ne
parviendront à résoudre humainement les inévitables conflits humains.
e) L’anarchisme
Il n’est pas simple de définir l’anarchisme car ce n’est ni un
système de pensée figé, ni une théorie unique relevant d’un penseur bien
particulier. Il se caractérise au contraire par une pensée en constante
évolution, et par la grande diversité de courants qui le composent. N’étant pas
une théorie sociale fixe et bien déterminée, un certain nombre de commentateurs
la congédient comme étant utopique, primitive, et incompatible avec la
complexité des réalités sociales. Mais ces critiques manquent leur cible. Elles
comparent l’anarchisme avec les diverses idéologies existantes en la plaçant
sur un même pied, alors que l’anarchisme s’en distingue radicalement, et ceci
pour deux raisons :
1°) L’anarchisme n’est pas, et ne prétend pas être, un système de
pensée complet et bien déterminé ; au contraire, par principe l’anarchisme
renie tout forme d’absolu.
C’est ce que l’anarcho-syndicaliste allemand Rudolf Rocker
(1873-1958) soulignait avec force : "L’anarchisme n’est pas la solution
brevetée de tous les problèmes humains, ce n’est pas le pays d’Utopie d’un
ordre social parfait (comme on l’a si souvent appelé), puisque, par principe,
il rejette tout schéma et tout concept absolus. Il ne croit pas à une vérité
absolue ou à des buts finaux précis du développement humain, mais à une
perfectibilité illimitée des formes sociales et des conditions de vie de l’homme,
qui s’efforcent toujours à de plus hautes formes d’expression. On ne peut pour
cette raison leur assigner de termes précis ni leur fixer de but arrêté. Le
plus grand mal de toute forme de pouvoir est justement de toujours essayer
d’imposer à la riche diversité de la vie sociale des formes précises et de
l’ajuster à des règles particulières."
On peut même se demander si l’anarchisme est une idéologie. Une
seule chose semble certaine : "il n’y a pas de pouvoir sans nécessité
de justification et, donc, (…), d’idéologie", cette dernière étant
simplement "la forme froide et détachée de la justification".
Il semble donc dans la nature de l’idéologie d’être un discours au service du
pouvoir (du pouvoir en place ou de ceux qui ambitionnent d’y accéder). En
conséquence de quoi, l’anarchisme ne peut certainement pas être une idéologie.
D’ailleurs, l’anarchie n’a pas besoin d’idéologie. C’est l’autorité
qui nécessite une justification, pour justifier les limites qu’elle impose à la
liberté. En reprenant les mots du linguiste Noam Chomsky, l’anarchisme est
précisément "une expression de l’idée que le fardeau de la preuve est
toujours sur ceux qui défendent que l’autorité et la domination sont
nécessaires".
2°) Plus qu’une idéologie,
c’est-à-dire un système d’interprétation du monde associé à un corps de
valeurs, l’anarchisme est une méthodologie,
c’est-à-dire une réflexion générale sur la fin et les moyens aboutissant à une
technique d’action.
Cela ne constitue nullement une preuve de faiblesse théorique, au
contraire, c’est là que résident la force, la vitalité et la pertinence de
l’idée anarchiste. Définir ainsi l’anarchisme n’est pas une simple question de
subtilité sémantique, c’est une distinction fondamentale très concrète, qui
permet par exemple de comprendre où se situe fondamentalement l’antagonisme
irréductible existant entre socialisme autoritaire et socialisme libertaire.
Le socialisme antiautoritaire trouve sa source dans la querelle
entre Marx et Bakounine au sein de la Ière Internationale. De ce débat,
toujours d’actualité, deux modèles de mouvements sociaux ont émergés : le modèle Marxiste (socialisme autoritaire)
selon lequel une avant-garde doit guider les masses vers le socialisme futur,
le rôle des masses se réduisant à amener cette avant-garde au pouvoir (par le
vote pour les sociaux-démocrates, par la révolution armée pour les
marxistes-léninistes), le passage au socialisme devant se faire avec une
période de transition (succession de réformes de l’ "État bourgeois"
pour les sociaux-démocrates ; "dictature du prolétariat" pour
les marxistes-léninistes) ; et le modèle
Bakouninien (socialisme libertaire) selon lequel toute autorité politique
doit être rejetée, l’action directe populaire organisée sans hiérarchie étant
le moyen de réaliser le socialisme ici et maintenant, sans phase de transition.
Plus qu’idéologique, l’antagonisme entre socialisme autoritaire et
libertaire est donc méthodologique. En effet, ces deux mouvements sociaux
partagent une critique commune du capitalisme et un même projet social, la
société socialiste sans État ; ce sont les moyens proposés pour le
réaliser qui les opposent. Ceci explique la profondeur de leurs divergences,
car elles ne concernent pas uniquement le futur (transition ou passage immédiat
vers le socialisme) ou le passé (tragiques événements historiques) mais surtout
le présent (reproduire ou pas l’État dans nos pratiques actuelles).
Contrairement à une idée répandue, ce n’est donc pas le rejet de
l’État pour la société future qui caractérise l’anarchisme, mais les pratiques
développées dans le présent (et la réflexion sur ces pratiques) dans le combat
contre les structures de domination de la société. En effet, selon l’historien
libertaire Georges Woodcock (1912-1995), "l’anarchisme ne se limite pas un
projet de société future", il revient plutôt à "soutenir pratiquement les idées et modèles libertaires aussi loin que
cela peut être fait ici et maintenant".
Au lieu d’attendre passivement la révolution, qui peut très bien ne jamais
venir, ou dégénérer en un simple changement de maîtres si la société n’est pas
suffisamment préparée, l’anarchisme revient à "renforcer et encourager
toutes les impulsions libertaires et mutualistes, qu’elles soient constructives au sens où elles créent de
nouvelles organisations libertaires, ou rebelles
au sens où elles résistent aux nouvelles attaques sur la liberté ou cherchent à
mettre fin aux vieilles tyrannies et discriminations."
Voici donc une proposition de définition (encore inspirée de deux
autres définitions, une de G. Woodcock,
et une de H. Arvon) :
L’anarchisme est un mouvement d’idées et
d’actions visant le remplacement de l’État par une forme de
coopération non gouvernementale entre individus libres et qui, pour cela, tente
de mettre ce projet social et les idées qui le soutiennent en pratique aussi
loin que possible ici et maintenant.
Dès lors que l’anarchisme est considéré comme une méthodologie, il
faudrait détailler ses différentes tendances, examiner leurs méthodologies
respectives, et voir ce qu’elles ont en commun. Seul l’exemple du socialisme
libertaire a été considéré ici en détail, mais de manière générale, on peut
affirmer que les différents courants de l’anarchisme ont en commun de :
- rejeter la participation aux
structures gouvernementales,
- privilégier l’action directe
(c’est-à-dire intervenir directement dans la vie de la société sans passer par
l’intermédiaire des institutions politiques),
- soutenir la libre organisation
non hiérarchisée du "mouvement social" (servant de base et de modèle
pour la société anarchiste future).
Seule exception notable à cela, l’anarchisme réformiste, courant
restreint mais non négligeable de l’anarchisme, qui ne rejette pas
obligatoirement la participation aux structures gouvernementales (du moins au
niveau local de la commune) et ne privilégie pas l’action directe. À cette
exception près, on peut dire que tous les courants de l’anarchisme partagent
effectivement ces principes méthodologiques, leurs divergences se situant
principalement sur le choix et la forme du mouvement social privilégié, et sur
le détail des pratiques.
f) La fin et les moyens :
projets
de société future et pratiques dans le présent
Le grand point commun entre l’anarchisme et la non-violence est leur
principe fondateur : la nécessaire
adéquation entre la fin et les moyens. C’est pourquoi elles sont autant,
sinon davantage, des méthodologies que des idéologies. Par exemple, Nico Berti
avance que "si l’anarchisme, en tant que modèle théorique universel
[idéologie], est cet équilibre entre les exigences de l’individu et celles de
la société, l’anarchisme en tant que réflexion sur le problème historique de
l’émancipation humaine [méthodologie] est la démarche, hautement difficile, qui
veut tirer de la fin éthique les moyens qui lui sont adéquats dans leur forme
leur contenu et leur logique, et ceux-là seulement."
Ce principe méthodologique se fonde sur le constat suivant :
des moyens en contradiction avec la fin amènent inévitablement à un résultat
opposé aux objectifs poursuivis.
"C’est un fait d’expérience que la perversion des moyens entraîne
inéluctablement la perversion de la fin poursuivie. Dans le moment présent,
nous ne sommes pas maîtres de la fin
que nous recherchons, nous ne sommes maîtres que des moyens que nous utilisons - ou, plus exactement, nous ne sommes
maîtres de la fin que par l’intermédiaire des moyens. La fin est encore
abstraite, tandis que les moyens sont immédiatement concrets. La fin concerne
l’avenir, tandis que les moyens concernent le présent."
A contrario, l’adéquation des moyens avec la fin est un principe
positif amenant à développer aujourd’hui
des pratiques préfigurant la société de demain,
puisque selon ce principe, la société à venir n’est pas indépendante des moyens
utilisés pour la créer, mais le reflet du combat social qui l’a précédé et des
idées qui l’ont sous-tendu.
Ce principe pratique, au cœur des deux théories sociales étudiées
ici, permet d’ancrer dans le présent les projets de société future qui les
animent, et qui, sans cela, pourraient paraître fort lointains, voire
franchement inaccessibles. Plutôt que de partir de l’idée pure d’une société
non-violente ou anarchiste idéale pour tenter ensuite de la plaquer sur la
réalité, la non-violence et l’anarchisme proposent, à partir de la réalité des
violences et de la domination autoritaire, de créer une dynamique collective et
individuelle qui les combat et leur oppose des alternatives concrètes, pour
finalement les supprimer ; c’est-à-dire transformer une philosophie du
conflit en une technique d’action dynamique.
Alors que la quasi totalité des mouvements politiques subordonnent
les moyens à la fin, l’anarchisme et la non-violence considèrent au contraire
que les moyens et la fin sont indissolublement liés. On peut même dire que pour
ces deux mouvements sociaux "les
moyens sont la fin",
au sens où, d’une part l’objectif poursuivi est précisément de mettre en
pratique l’idéal poursuivi, et d’autre part, leur projet social n’est pas une
abstraction toute faite, c’est dans les luttes et les alternatives vécues concrètement
qu’il prend forme et s’élabore progressivement.
La phrase "les moyens sont la fin" ne signifie donc pas
que les moyens deviennent une fin en soi (ce qui reviendrait à subordonner la
fin aux moyens), mais que pour ces deux mouvements les moyens et la fin sont
fusionnées en une seule et même dynamique pratique. La fin décide des moyens,
et en retour, les moyens construisent la fin.
B. Les différents
courants de l’anarchisme
Choix de la terminologie et du mode de classement
Selon Paul Eltzbacher,
les fondateurs des principaux courants de la pensée anarchiste, ou du
moins antiétatique, sont Michel
Bakounine, William Godwin, Pierre Kropotkine, P.-J. Proudhon, Max Stirner,
Benjamin Tucker et Léon Tolstoï. Tous ces penseurs ont comme point
commun le rejet actuel de la légitimité de l’État, et la négation de son
existence pour l’avenir prochain de la société.
Les différents
courants de l’anarchisme peuvent être classés de plusieurs manières. Par
exemple, suivant leurs idées sur la réalisation de la disparition de l’État.
Certains courants, ceux de Godwin et Proudhon, peuvent être considérés comme réformistes en ce sens qu'ils prévoient
la transition de la société actuelle à la société préconisée sans violation du
droit établi. Les autres sont révolutionnaires
et prévoient la transition par violation du droit en vigueur.
Il faut préciser
cette terminologie d’anarchisme réformiste qui ne doit pas être mal
interprétée. Il est bien évident que ce réformisme est à distinguer du
réformisme au sens usuel. L’anarchisme réformiste n’a jamais préconisé la
participation au pouvoir central, tout au plus au niveau de la commune (suivant
les principes fédéralistes du mouvement libertaire) ; il a même souvent
été radicalement abstentionniste.
Autre remarque, il
ne faut pas confondre réformisme et évolutionnisme. Tous les deux pour projet
la transformation progressive de la
société, mais le premier respecte obligatoirement le droit établi, ce qui n’est
pas le cas du second. L'opposition couramment établie entre évolution et
révolution semble en réalité vide de sens. En effet, si l'on se réfère à la
pensée du géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) :
"Évolutionnistes
en toutes choses, nous sommes également révolutionnaires en tout ; sachant
que l’histoire même n’est que la série des accomplissements succédant à celle
des préparations. La grande évolution intellectuelle qui émancipe les esprits a
pour conséquence logique l’émancipation, en fait, des individus dans tous les
rapports avec les autres individus. On peut dire que l’évolution et la
révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution
précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère des
révolutions futures."
Révolutionnaire
n’est donc pas à opposer à évolutionniste. De nombreux anarchistes appartenant
au courant révolutionnaire n’ignoraient nullement que la transformation de la
société ne peut qu’être un phénomène progressif, pouvant connaître des
accélérations (les révolutions), des stagnations, voire des régressions (la
réaction). Réellement, l’anarchisme réformiste ne se distingue de l’anarchisme
révolutionnaire que sur un point, mais de taille, il considère que la violation
du droit établi n'est pas nécessaire pour arriver à la société préconisée.
Puisque cette brochure concerne la place occupée par la non-violence dans la révolution anarchiste, l’anarchisme
réformiste sera brièvement présenté.
L’anarchisme
révolutionnaire quant à lui, se subdivise en deux : le courant insurrectionnel de Bakounine, Kropotkine,
Stirner, en principe violent, et le courant rénitent (= qui refuse, qui résiste) de Tolstoï, Tucker, en
principe non-violent ou qui tend vers la non-violence comme méthode.
C’est ce dernier qui constitue le sujet principal de cette brochure.
On peut également
classer les courants anarchistes suivant le
choix ou le rejet de l’utilisation de la violence pour réaliser la
disparition de l’État : il y a donc un courant violent et un courant non-violent. Choisir la violence contre
l’État viole toujours le droit établi (par l’État), le courant violent est donc
toujours révolutionnaire, il s’identifie en fait avec le courant
insurrectionnel. Le courant non-violent se divise quant à lui en réformiste et
rénitent. C’est le mode de classement adopté ici. Cette terminologie doit
néanmoins être précisée sur deux point :
1° puisque le projet anarchiste est l’élimination de la violence
des rapports sociaux, il est mal venu de parler d’anarchisme violent, c’est
pourquoi il le terme d’anarchisme insurrectionnel (avec lequel il s’identifie
précisément) a été retenu, terme empreint de moins d’ambiguïté et de
connotation moins négative.
2° le courant non-violent devrait en toute rigueur
s’appeler courant pacifique, ou sans violence. En effet, l’anarchisme
réformiste qui en fait partie, puisqu’il admet le droit établi, ne rejette pas
réellement la violence actuelle de l’État ni ne lui résiste complètement, il ne
la rejette que pour la société future. À strictement parler, le réformisme ne
peut dès lors être considéré comme non-violent. Seul l’anarchisme rénitent
s’identifie réellement avec l’anarchisme non-violent. En effet, l’anarchisme
rénitent partage les moyens d’action de la non-violence (la désobéissance
civile), ainsi que la réflexion générale sur l’emploi de la violence.
Néanmoins, quoique partiellement inexact, c’est le terme d’anarchisme
non-violent qui désignera dans la suite les courants réformiste et rénitent.
Voici un tableau récapitulatif du mode de classement
adopté ici :
Rapport
au droit établi
|
Révolutionnaire
|
Réformiste
|
Rapport
à la violence
|
Insurrectionnel
|
Non-violent
|
Courants
principaux
|
Insurrectionnel
|
Rénitent
|
Réformiste
|
Fondateurs
|
Stirner,
Bakounine, Kropotkine
|
Tolstoï,
Tucker
|
Godwin,
Proudhon
|
Il est bien évidemment encore possible de classer les
courants anarchistes suivant d’autres critères (tel que le rapport à la
propriété). Ce n’est pas fait ici afin d’éviter une trop longue digression sur
divers aspects qui ne sont pas le point fondamental auquel cette anthologie
s’intéresse.
1) Anarchisme
insurrectionnel
De beaucoup les
plus nombreux et les plus avancés dans leur formulation théorique et pratique,
les partisans des méthodes insurrectionnelles ont longtemps représenté la
quasi-totalité des militants anarchistes. C’est pourquoi une place non négligeable
leur est accordée, afin de comprendre leurs différentes légitimations de
l’utilisation de la violence et découvrir l’évolution des pratiques du
mouvement anarchiste de la fin du siècle dernier au début du siècle.
1. Max Stirner (1806-1856)
Auteur de l’Unique et sa propriété, défenseur de
l’égoïsme moral et de l’anarchisme individualiste, il a étudié l’aliénation de
l’homme sous toutes ses formes, puis la réappropriation par l’homme de tout ce
qui l’a diminué et spolié. Il se définit comme insurrectionnel, préconise la
grève générale et l’expropriation violente. Il ne se sépare des anarchistes
communistes que parce qu’il ne croit pas que la révolution apportera la
félicité et la justice sur terre, ne croyant pas à la bonté naturelle des
hommes, mais seulement à leur unicité. Il donne d’ailleurs sa propre définition
de l’insurrection :
"Révolution et
insurrection ne sont pas synonymes. La première consiste en un bouleversement
de l’ordre établi, du statut de l’État ou de la société, elle n’a donc qu’une
portée politique ou sociale. La seconde entraîne bien comme conséquence
inévitable le même renversement des institutions établies, mais là n’est point
son but, elle ne procède que du mécontentement des hommes, elle n’est pas une
levée de boucliers, mais l’acte d’individus qui s’élèvent, qui se redressent,
sans s’inquiéter des institutions qui vont craquer sous leurs efforts, ni de
celles qui pourraient en résulter. La révolution avait en vue un régime
nouveau, l’insurrection nous mène à ne plus nous laisser régir nous-mêmes, et
elle ne fonde pas de brillantes espérances sur les "institutions à venir".
(…) En somme, mon but n’est pas de renverser ce qui est, mais de m’élever
au-dessus de lui, mes intentions ou mes actes n’ont rien de politique ou de
social, n’ayant d’autre objet que moi et mon individualité : ils sont
égoïstes."
2. Michel Bakounine (1814-1876)
Bakounine fut
beaucoup plus un homme d’action, un révolutionnaire "professionnel"
qu’un homme de cabinet ou un philosophe comme Stirner. Il est possible de citer
de nombreux autres passages où apparaît le caractère inévitablement violent de
la révolution chez Bakounine. Par exemple dans cet extrait du Programme et objet de l’organisation secrète révolutionnaire des Frères Internationaux
datant de 1868 : "Le seul droit que l’on puisse reconnaître à la
société dans son état actuel de transition, c’est le droit naturel d’assassiner
les criminels produits par elle-même dans l’intérêt de sa propre défense et non
celui de les juger ou condamner. Ce droit n’en sera pas même un dans la stricte
acceptation de ce mot ; ce sera plutôt un fait naturel, affligeant mais
inévitable, signe et produit de l’impuissance et de la stupidité de la société
actuelle : et plus la société saura éviter de s’en servir, plus elle sera
proche de son émancipation réelle. (…) Il ne faudra pas s’étonner si dans le
premier moment le peuple insurgé en tue beaucoup. Ce sera un malheur inévitable
peut-être, aussi futile que les ravages causés par la tempête."
La conception de la
révolution sociale de Bakounine est, du moins dans sa phase initiale,
essentiellement destructrice, voire nihiliste : "Il faut agir non
ratiociner, démolir non tenter de réformer, car ce qui s’impose tout d’abord
c’est la "pandestruction." [= destruction de tout]" Bakounine
comprend "la révolution dans le sens du déchaînement de ce qu’on appelle
aujourd’hui les mauvaises passions, et de la destruction de ce qui dans la même
langue s’appelle "l’ordre public"."
Avant d’arriver
au socialisme libertaire, il s’agit de
tout détruire, et donc, de faire preuve d’une violence sauvage. Mais attention,
cette violence, Bakounine voulait principalement la réserver "aux positions
et aux choses", c’est-à-dire l’ensemble des institutions étatiques
(parlements, tribunaux, casernes, banques, prisons, etc.) ainsi que la
propriété. Il considérait que cela permettrait d’éviter le massacre des hommes
et de devoir recourir à la terreur puisque, selon lui, la révolution qu’il
préconise "pourra bien être sanglante et vindicative dans les premiers
jours, pendant lesquels se fera la justice populaire. Mais elle ne gardera pas
ce caractère longtemps et ne prendra jamais celui d’un terrorisme systématique
et à froid. Elle fera la guerre aux positions et aux choses, bien plus qu’aux
hommes, certaine que les choses et les positions privilégiées et antisociales
qu’elles créent, beaucoup plus puissantes que les individus, constituent et le
caractère et la force de ses ennemis."
Il s’agit à tout prix d’éviter la "révolution sanguinaire fondée sur
la construction d’un État révolutionnaire puissamment centralisé [qui] aurait
pour résultat inévitable (…) la dictature militaire d’un maître nouveau".
On constate donc
que si la violence dans le processus révolutionnaire apparaît inévitable à
Bakounine, elle n’en constitue pas le fondement, ni ne lui est souhaitable.
Cette idée de violence inévitable est en bonne part à caractère historique. Le
fait que toutes les révolutions ayant eu lieu avant l’époque de Bakounine aient
toutes été violentes (la révolution française qui fut extrêmement violente,
constituait alors une des références principales des révolutionnaires de toutes
tendances) explique que, pour lui, "la révolution, c’est la guerre et qui
dit guerre, dit destruction des hommes et des choses"
alors qu’il trouvait "sans doute fâcheux pour l’humanité qu’elle n’ait pas
encore inventé un moyen plus pacifique de progrès, jusqu’à présent tout pas nouveau dans l’histoire n’a
été réellement accompli qu’après avoir reçu le baptême du sang."
Si il regrette cette violence qu’il estime inévitable, on peut tout de même
conclure en constatant que Bakounine fait peu de cas des vie humaines
individuelles, même s’il souhaite éviter un massacre collectif à froid,
c’est-à-dire la terreur.
3. Pierre Kropotkine (1842-1921)
Savant et non homme
d’action, Kropotkine est russe comme Bakounine mais moins connu que lui, il a
néanmoins eu une très grande influence, notamment sur les anarchistes
espagnols. Chez Kropotkine, la violence semble moins voulue que subie et
inéluctable. En 1880, il prône bien l’appel au meurtre dans Le Révolté : "Notre action doit
être la révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le
fusil, la dynamite (…) Nous sommes conséquents et nous nous servons de toute
arme dès qu’il s’agit de frapper en révoltés. Tout est bon pour nous qui n’est
pas la légalité.", mais il devient bien vite beaucoup plus nuancé et plus
circonspect dans ses affirmations, par exemple dans l’Encyclopedia Britannica en 1905, où il parle de la période de
la propagande par le fait
:
"Vers 1890, quand l’influence des anarchistes
commence à se faire sentir dans les grèves, dans les démonstrations du 1er Mai
où ils développèrent l’idée d’une grève générale pour la journée de huit
heures, et dans la propagande antimilitariste dans l’armée ; ils furent
violemment persécutés (…). Les anarchistes répondirent à ces persécutions par
des actes de violence qui, à leur tour, furent suivis d’encore plus
d’exécutions d’en haut, et de nouveaux actes de revanche d’en bas. Le public en
retint l’impression que la violence est la substance de l’anarchisme, idée
repoussée par ses partisans qui estiment qu’en réalité, la violence est
utilisée par tout groupe selon que son action est gênée par la répression et
que des lois d’exception le rendent hors-la-loi."
Kropotkine, comme
de nombreux anarchistes, a maintes fois souligné que la violence n’est pas
l’anarchisme, au contraire, puisque "il n’y a qu’un seul parti [=
mouvement, tendance] qui soit conséquent et qui cherche à supprimer la violence
dans les relations entre hommes, en demandant l’abolition de la peine de mort,
l’abolition de toutes les bastilles, l’abolition du droit même d’un homme de
punir un autre homme. C’est le parti anarchiste".
Ceci ne l’empêchait
néanmoins pas de prôner l’insurrection violente des masses opprimées contre
leurs exploiteurs, mais comme Bakounine, Kropotkine condamne l’usage de la
terreur dans le processus révolutionnaire puisque "la Terreur
organisée et légalisée, ne sert en réalité, qu’à forger des chaînes pour le
peuple. Elle tue l’initiative individuelle, qui est l’âme des
révolutions ; elle perpétue l’idée de gouvernement fort et obéi ;
elle prépare la dictature de celui qui mettra la main sur le tribunal
révolutionnaire et saura la manier, avec ruse et prudence, dans l’intérêt de
son parti".
4. La période des attentats (1892-1894)
Les masses
ouvrières, et plus encore paysannes, timorées et craintives, lentes à entraîner
et lourdes à mouvoir, ne pouvaient s’engager de sitôt dans la voie de la violence
systématique prônée par la majorité des anarchistes d’alors. Seuls les plus
audacieux, les plus actifs, les plus impatients aussi d’entre les militants
avancés en étaient capables ; dès lors, vu leur petit nombre, la
révolution salvatrice tant escomptée ne pouvait être que repoussée par les uns,
ou préparées par les autres au moyen des attentats individuels. Dans Le Révolté de juin 1886, Jean Grave
justifiait ainsi le terrorisme : "Certainement nous ne disons
pas que la mort d’un exploiteur diminue le moins du monde l’exploitation, mais
nous disons qu’en frappant leurs maîtres économiques les travailleurs prouvent
qu’ils commencent à comprendre les vraies causes de leur servitude. Et si la
lutte continue sur ce terrain, il est certain qu’au jour de la bataille la
foule des affamés marchera contre ceux qui la tiennent au ventre ; c’est à
la reprise du capital social qu’elle consacrera ses efforts, ne s’occupant des
individus que s’ils sont un obstacle à
son émancipation."
Pour le terroriste,
il s’agissait donc bien d’un acte social et politique : frapper le
bourgeois, quel qu’il soit ; montrer par la terreur inspirée par de tels
actes le mécontentement des foules, affaiblir, désorganiser la société
capitaliste et bourgeoise et préparer les esprits prolétariens à l’affrontement
final, à l’ultime chambardement salvateur proposé par les théoriciens
insurrectionnels.
Après 1894, nombre
de théoriciens anarchistes tels Kropotkine, Malatesta et Malato dénoncèrent
l’échec des attentats individuels. Contrairement aux espoirs immenses que les
gestes de Ravachol et ses émules avaient pu soulever sur le moment parmi les
partisans de la voie insurrectionnelle, aucune prise de conscience collective
ne s’était produite au sein des masses ouvrières. Pire, la répression qui suivit
les attentats (les anarchistes furent pourchassés, arrêtés, guillotinés,
obligés de s’expatrier et leurs journaux interdits), loin de constituer le
prélude de la révolution sociale, marqua bien plus la fin d’une époque.
5. Après 1894
La propagande par
le fait fut abandonnée avant la fin du siècle sur un plan collectif. Ce
changement d’orientation des pratiques du mouvement libertaire a amené la
création de nouveaux courants anarchistes.
La propagande par
le fait fut en effet remplacée pour certains par l’illégalisme, courant anarchiste basé sur la théorie de la "reprise
individuelle" légitimant le vol comme instrument de révolte contre
l’injustice de la propriété privée. Le plus bel exemple de ce courant est le
cambrioleur Alexandre Jacob (1879-1954) qui redistribuait l’argent qu’il avait
volé aux organisations anarchistes et aux familles de compagnons emprisonnés.
C’est lui qui inspira Maurice Leblanc pour créer le personnage d’Arsène Lupin.
D’autres, plus
nombreux, participèrent aux organisations syndicales naissantes dans lesquels
ils ont joué un grand rôle en y insufflant les pratiques de l’action directe
(les grèves sauvages, le sabotage, le boycott, la grève générale, …) et
l’indépendance vis-à-vis des organisations politiques. Cette participation aux
syndicats a amené la création d’un nouveau courant dans le mouvement
anarchiste : l’anarcho-syndicalisme
ou syndicalisme révolutionnaire. Ses succès en tant que mouvement de masse ont
été considérables. En Espagne, la CNT, syndicat révolutionnaire anarcho-syndicaliste,
comptait en 1936 plus d’un million de membres et fut au premier plan à la
révolution espagnole dans les années 1936-39 de la guerre d’Espagne,
principalement en Catalogne et en Aragon où les anarcho-syndicalistes mirent en
place la collectivisation des terres par les paysans et l’autogestion des
usines par les ouvriers.
L’anarcho-syndicalisme joua également un grand rôle dans d’autres pays
d’Europe, comme la France, l’Italie et le Portugal. Mais il n’y a pas qu’en
Europe que le syndicalisme révolutionnaire fut un mouvement de masse, en effet,
jusque dans les années 30, le mouvement ouvrier des pays d’Amérique Latine
était majoritairement anarcho-syndicaliste, surtout en Uruguay et en Argentine.
6. Errico Malatesta (1853-1932)
L’anarchisme
insurrectionnel a énormément évolué depuis la période des attentats. On peut le
constater par exemple chez le porte-parole italien de l’anarchisme
insurrectionnel, Malatesta. Il représente assez bien les conceptions générales
de ce courant, au début du XXe siècle. L’anarchisme insurrectionnel ne s’est
certainement pas limité à la figure et la pensée de Malatesta mais il est un de
ceux à s’être le plus exprimé sur les questions de la place à accorder à la
violence dans le mouvement anarchiste, c’est pourquoi il a été choisi pour illustrer les positions
plus courantes de ce courant.
Une des premières
choses que l’on remarque chez Malatesta, est le contraste frappant avec
Bakounine, par exemple lorsqu’on lit cet extrait : "Il ne faut pas
proposer de tout détruire en croyant qu’ensuite les choses s’arrangeront
d’elles-mêmes. (…) Intransigeant envers toute tyrannie et toute exploitation
capitaliste, nous devrons être tolérants pour toutes les conceptions sociales
qui prévalent dans les divers groupements humains, pourvu qu’ils ne lèsent pas
la liberté et le droit d’autrui. Nous devrons nous contenter d’avancer
graduellement à mesure que s’élève le niveau moral des hommes et que
s’accroissent les moyens matériels et intellectuels dont dispose l’humanité, tout en faisant, bien entendu, tout ce que nous
pouvons par l’étude, le travail et la propagande pour hâter l’évolution vers un
idéal toujours plus haut."
L’idée que la vraie
révolution n’est certainement pas liée à la violence est très clairement
exposée chez Malatesta : "J’ai plutôt tendance à croire que le
triomphe total de l’anarchie viendra moins d’une révolution violente que d’une
évolution graduelle",.
Il souligne fermement que "l’anarchie ne se fait pas de force : le
vouloir serait la plus énorme des contradictions".
"Les
anarchistes sont contre la violence. Tout le monde le sait, poursuit-il.
L’idée centrale de l’anarchisme est l’élimination de la violence dans la vie
sociale, c’est l’organisation des rapports sociaux fondés sur la libre volonté
de tous et de chacun, sans intervention du gendarme. [Étymologiquement :
gens d’arme] (…) C’est pourquoi nous sommes contre l’État qui est
l’organisation coercitive, violente de la société.".
Il ne faut
néanmoins pas en conclure que Malatesta soit contre l’usage de la violence, en
effet, il considère que "la violence est nécessaire, qu’elle est un
devoir, quand elle est défensive et seulement quand elle est défensive".
Il faut néanmoins savoir que par défensive, il entend défensive "non
seulement contre l’agression physique, directe, immédiate, mais aussi contre
toutes ces institutions qui maintiennent, grâce à la violence, les gens en
esclavage." On voit
donc bien que pour Malatesta, la "révolution doit nécessairement être
violente, bien que la violence soit en elle-même un mal".
Il doit en être ainsi parce que "la violence révolutionnaire transitoire
est le seul moyen de mettre fin à la violence bien plus grande et permanente
qui maintient la majorité des hommes en esclavage".
Cependant, il
affirme également que si cette violence dure trop longtemps, elle risque
d’amener une contre-révolution autoritaire, c’est pourquoi il considère lui
aussi, qu’il faut éviter d’entretenir la haine et le désir de vengeance une
fois les premières transformations accomplies, et qu’il faut absolument
circonscrire et limiter la violence.
"Moralement,
il est évident que l’esprit de haine et de vengeance qui est à la base de toute
l’organisation autoritaire de la société ne saurait engendrer l’amour et
l’harmonie, et qu’il ne peut donc pas être anarchiste. Politiquement, il est
clair qu’il n’est pas possible d’abolir le gouvernement, d’abolir le gendarme
si la coexistence pacifique ne devient pas la règle générale. Il y aura
certainement des violences et des vengeances, étant donné la haine intense que
les fascistes ont suscité contre eux ; mais si elles devaient durer trop
longtemps, être plus que de simples cas isolés, déplorables mais inévitables,
et devenir quelque chose de systématique, voulu et encouragé par les révolutionnaires,
alors la masse du peuple, qui a besoin avant tout de vivre et de travailler en
paix, demanderait bientôt un gouvernement fort et appuierait le premier
traîneur de sabre qui saurait lui donner la paix en lui enlevant la liberté."
En conséquence, Malatesta
rejette "la terreur [qui] a toujours été un instrument de tyrannie."
Il s’étonne du préjugé couramment répandu chez les révolutionnaires
autoritaires selon lequel "si tant de révolutions ont été vaincues et
n’ont pas donné le résultat qu’on pouvait escompter, c’est à cause de la bonté,
de la "faiblesse" des révolutionnaires qui n’ont pas assez persécuté,
pas assez réprimé, pas assez massacré" alors qu’en réalité "tout
comme la guerre, la terreur réveille les instincts guerriers ataviques mal
recouverts encore du vernis de civilisation, et elle porte aux principaux
postes les pires éléments qui existent dans la population. Loin de servir à
défendre la révolution, elle sert à la discréditer, à la rendre odieuse aux
masses et, après une période de luttes féroces, elle aboutit nécessairement à
ce qu’on appelle aujourd’hui la "normalisation", autrement dit la
législation et la perpétuation de la tyrannie. Quel que soit le vainqueur, on
en arrive toujours à l’établissement d’un gouvernement fort qui assure aux uns
la paix aux dépends de la liberté et aux autres la domination sans grands
dangers. Certes, la révolution se défend et se développe selon une logique
inexorable, mais on ne doit pas et on ne peut la défendre par des moyens qui
sont en contradiction avec les fins qu’elle poursuit."
2) Anarchisme
non-violent
Alors que parmi les fondateurs de la
pensée antiétatique, un bon nombre étaient fermement contre l’utilisation de la
violence, tels Godwin, Tucker ou Tolstoï, et que de nombreux militants anarchistes,
tels E. Armand, Han Ryner ou Barthélemy De Ligt, se sont élevés dans le passé
contre la généralisation de la violence comme méthode révolutionnaire
l’anarchisme reste néanmoins toujours dans l’esprit populaire synonyme de
violence. Comme l’écrivait Hem Day : "On ne le dira jamais assez,
l’anarchisme, c’est l’ordre sans le gouvernement ; c’est la paix sans la
violence. C’est le contraire précisément de tout ce qu’on lui reproche, soit
par ignorance, soit par mauvaise foi."
a) Anarchisme
réformiste
1. William Godwin
(1756-1836)
L’anglais Godwin, même s’il n’appelle pas anarchisme
sa doctrine sur le droit, l’État et la propriété, n’en fut pas moins un des
tous premiers à considérer l’État comme une institution juridique contraire au
bien-être universel, et la propriété comme le plus grand obstacle au bien-être
de tous. Fils d’un pasteur dissident et pasteur lui-même jusque 1787, il
embrassa ensuite la profession d’écrivain. Il publia de nombreux écrits
sociaux, d’économie, d’histoire, de philosophie ainsi que des contes et des
livres pour la jeunesse. C’est en
1793, pendant la révolution française (vis-à-vis de laquelle il était très
critique), qu’il publie son œuvre principale Recherche sur la justice en politique et sur son influence sur la vertu
et le bonheur de tous.
Cet ouvrage, bien que tombé dans l’oubli par la suite, a eu un profond impact
sur le mouvement ouvrier anglais de l’époque, à tel point que les travailleurs
formaient des sociétés de plusieurs centaines de membres pour acheter un exemplaire
en commun et se le passer de mains en mains.
Godwin était contre toute violence car "la force
des armes sera toujours suspecte à notre entendement car les deux partis
peuvent l’utiliser avec la même chance de succès. C’est pourquoi il nous faut
abhorrer la force. En descendant dans l’arène, nous quittons le sûr terrain de
la vérité et nous abandonnons le résultat au caprice et au hasard. La phalange
de la raison est invulnérable : elle avance à pas lents et sûrs et rien ne
peut lui résister. Mais si nous laissons de côté nos thèses et si nous prenons
les armes, notre situation change. Qui donc, au milieu du bruit et du tumulte
de la guerre civile peut présager du succès ou de l’insuccès de la cause ?
Il faut donc bien distinguer entre instruction et excitation du peuple. Loin de
nous l’irritation, la haine, la passion ; il nous faut la réflexion calme,
le jugement sobre, la discussion loyale."
La doctrine de Godwin est réformiste dans la mesure où
pour réaliser le changement, Godwin souhaite convaincre les hommes et pense que
tout autre moyen doit être rejeté, il nie la nécessité de la révolution puisque
pour lui, les oppresseurs finiront par réaliser leur erreur et la vérité finira
par triompher en s’imposant d’elle-même à l’adversaire. Il croyait en la "souveraine
force" qu’est la persuasion et d’elle seule, il attendait la réalisation
des changements réclamés par l’humanité souffrante.
"Après tout, on ne peut oublier que si révolution
et violence ne sont pas en connexion nécessaire, la révolution et la violence
ont trop souvent été contemporaines de grands changements de système
social. (…) Le devoir donc, des hommes éclairés, est de retarder les
révolutions quand ils ne peuvent les empêcher. Il est raisonnable de croire
que, plus tard elles se produisent, plus les vraies notions politiques sont
comprises et moindres sont les inconvénients attachés à la révolution."
Godwin rejette donc principalement la révolution car
il craint la violence qui lui est si souvent rattachée. Selon lui, ceci est dû
au manque de préparation des esprits pour la transformation sociale et
politique correspondante, c’est cette préparation qu’il considère comme le vrai
travail du réformateur social. Il se refuse néanmoins à condamner sévèrement
l’ardeur révolutionnaire des peuples : "Les hommes qui
s’irritent contre la corruption et s’impatientent de l’injustice, et qui, par
cet état d’esprit, favorisent les fauteurs de révolution, ont toutefois pour
leurs erreurs une noble excuse : c’est l’excès d’un sentiment vertueux."
Pour bien comprendre la position de Godwin et sa cohérence interne, il faut
savoir qu’il considérait surtout comme un malentendu "de supposer
que, parce que nous n’avons pas de commotions populaires et de violences, la
génération où nous vivons ne bénéficiera pas de nos principes politiques".
2. P.-J. Proudhon (1809-1865)
Proudhon, le père de l’anarchisme et l’un des
principaux fondateurs du socialisme, tenait une position assez semblable à
celle de Godwin sur la violence : "Malgré les violences dont nous
sommes témoins, je ne crois pas que la liberté ait besoin désormais pour
revendiquer ses droits et venger ses outrages, d’employer la force, la raison
nous servira mieux ; la patience comme la Révolution, est
invincible !" "Une
révolution est une explosion de la force organique, une évolution de la société
du dedans au dehors ; elle n’est légitime qu’autant qu’elle est spontanée,
pacifique (…) Il y a une tyrannie égale à la réprimer comme à lui faire
violence."
Il est classé dans les anarchistes réformistes car,
bien qu’il souhaite la révolution sociale, il préconisait pour la réaliser des
moyens sans rupture avec le droit établi. Par exemple, en 1848, il fut élu
député à la Constituante. Et en 1849, il créa la "Banque du peuple",
sorte de caisse mutuelle fonctionnant en-dehors de toute commandité d’État.
Proudhon voulait éviter l’expropriation violente et prônait la multiplication
des associations ouvrières de production (seul moyen selon lui d’écarter, à la
fois, le capitalisme privé et la nationalisation étatique) grâce au crédit
gratuit que la Banque du Peuple leur consentirait.
"Nous ne devons pas poser l’action
révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen
serait un appel à la force, à l’arbitraire, bref une contradiction. Je me pose
ainsi le problème : faire rentrer dans la société, par une combinaison
économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre
combinaison économique. Or je crois savoir le moyen de résoudre à court délai,
ce problème. Je préfère donc faire brûler la propriété à petit feu, plutôt que
de lui donner une nouvelle force en faisant une Saint-Barthélemy de
propriétaires."
Je ne m’attarderai pas plus longtemps sur Proudhon car
si sa pensée est d’une richesse exceptionnelle, sa pensée est tellement
multiforme, voire contradictoire, qu’il est possible de lui faire dire des
choses très diverses. Proudhon voulait le socialisme et la liberté, la justice
sociale et la démocratie ; à cette fin il explora toutes les directions
possibles, tant pratiques, que théoriques, ce qui a naturellement amené
l’apparition de contradictions dans sa pensée.
3. Gaston
Leval (1895-1978)
En 1915, le français Pierre Piller
arrive à Barcelone, il a déserté et a préféré l’exil à la guerre. En Espagne,
il entre en étroit contact avec les milieux libertaires espagnols et écrit avec
une certaine régularité dans leurs journaux. En 1921, il part à Moscou avec la
délégation de la CNT assister au Congrès constitutif de la IIIe internationale
des syndicats rouges, c’est à partir de cette époque qu’il utilise le
pseudonyme de Gaston Leval. Il met tous ses efforts et toute son éloquence pour
convaincre les autres délégations à prendre position sur les déportations et
les emprisonnements massifs des militants anarchistes en Russie. En 1924, il
s’embarque pour l’Amérique latine et se rend en Argentine ; à partir de
cette époque, il devient un des principaux théoriciens du mouvement libertaire
espagnol et publie de nombreux livres. Après avoir participé à la révolution
espagnole et subi la victoire de Franco, il rejoint la France et passe deux ans
dans les prisons du gouvernement de Vichy. Il collabore ensuite au Libertaire, et fonde en 1951 les Cahiers du socialisme libertaire.
Gaston Leval partage la même analyse de l’État que tous
les penseurs antiautoritaires : "L’État apparaît dans l’histoire
comme le résultat du droit du plus fort, de la violence, de la barbarie. Un
État qui ne s’appuierait pas sur le glaive serait une contradiction. L’État
c’est la guerre au-dehors et l’oppression à l’intérieur".
Mais il n’est pas un partisan de la destruction pure et simple de l’État
car, pour lui, l’État "déploie, dans
la société actuelle, certaines activités utiles, ou qui peuvent être
considérées comme telles" et "il ne s’agit donc pas de simplement le
détruire - ce qui serait employer une technique de combat contre-indiquée -
mais de le remplacer quand son rôle
est utile. Nous sommes des constructeurs plus que des destructeurs".
L’accaparement de certaines activités socialement
utiles par l’État est très important car il lui permet d’asseoir sa légitimité
et d’étendre sa domination. C’est avec l’État-providence que cet accaparement
acquiert son caractère le plus pervers.
"Cela lui est facile et ne fait qu’augmenter son
pouvoir. Car il accapare de plus en plus les rouages de la machine sociale, et
veille à sa façon à l’ensemble des intérêts qui s’y coudoient ou s’y
combattent. (…) L’État en soi,
monarchique, républicain ou socialiste, entité dominatrice et dévorante dont
l’appétit est insatiable, fut toujours le "monstre froid qui mord avec des
dents volées" que dénonçait Nietzsche. (…) Le monstre insatiable (…) n’a
pas plutôt pris conscience de sa force et de ses possibilités qu’il commence à
étendre son pouvoir, ses attributions et ses abus. Il devient sa propre raison
d’être, et c’est cela, plus que l’intérêt pour la société, qui explique sa
participation aux affaires économiques et financières ; cela et sa volonté
de domination politique aussi absolue que possible."
Pour Leval, la violence a trop souvent été justifiée
au nom de l’anarchie et il ne croit pas que la lutte armée soit un moyen
adéquat pour amener le socialisme libertaire :
"Nous ne préconisons pas la lutte armée contre la
pire force d’oppression et d’exploitation de l’histoire et qui, au sein de
chaque nation, dispose de moyens d’extermination incomparablement supérieurs à
ceux dont peut disposer la population. (…) Car c’est se placer sur son terrain,
favoriser son jeu et donner à la lutte le caractère de violence qui lui convient.
Les inconscients qui rêvent d’une révolution universelle sont, de plus, des
irresponsables qui ne tiennent compte d’aucune leçon universelle. Ils
nous conduiraient à un nouvel esclavage pire que le régime détruit, comme le
prouve l’expérience bolchévique. Il faut plus d’héroïsme pour se battre
avec les moyens civils. L’action constructive créatrice que préconisaient les
grands libertaires qui eurent comme nom Godwin, Proudhon et Tolstoï, à laquelle
se rallia Bakounine sur le tard de sa vie, et que nous avons vu triompher avec
Gandhi en Inde, cette action créatrice, disons-nous, est la seule qui peut
aboutir à des résultats positifs."
Gaston Leval peut être considéré comme anarchiste
réformiste car à la fin de sa vie il soutenait qu’étant donné le degré de
développement des sociétés capitalistes et la complexité de leur organisation
non seulement dus à l’action de l’État-providence mais également à
l’interdépendance économique mondiale, le peuple n’est pas préparé à faire la
révolution et à transformer la société dont le plus souvent il ne voit même pas
la nécessité. Leval ne voit pas d’autre solution "que celle des
réalisations partielles, sans détruire l’organisme économique capitaliste".
b) Anarchisme
rénitent
Avant de passer aux grands penseurs de l’anarchisme
rénitent, les deux éléments fondamentaux sur lesquels la résistance et la
révolution non-violentes s’articulent :
1° une analyse de la nature du pouvoir : la servitude volontaire des peuples,
due à Étienne de La Boétie.
2° une méthode d’action directe : la désobéissance civile, pratiquée et
théorisée par Henry David Thoreau (Il existe en fait bien d’autres formes
d’actions directes non-violentes que la désobéissance civile mais à condition
de prendre ce terme dans un sens assez large, elles peuvent pour la plupart
être considérées comme des formes variées de cette dernière).
Bien que n’étant pas des anarchistes
au sens strict (ce serait anachronique), La Boétie et Thoreau sont présentés
dans cette section réservée aux anarchistes rénitents car ils ont grandement
influencés ce courant du mouvement libertaire.
1. Étienne de La Boétie (1530-1563)
Meilleur ami de Montaigne, celui dont il a dit qu’il
l’aimait "parce que c’était lui, parce que c’était moi", La Boétie
est principalement connu pour son Discours
de la servitude volontaire
dont l’originalité reste toujours aussi grande aujourd’hui.
La philosophie politique du XVIe siècle est
profondément marquée par la pensée de Machiavel (que La Boétie a beaucoup lu).
Machiavel (1469-1527) est le premier à avoir esquissé une théorie de l’État
(distinct de la cité ou de l’empire). Il a lié sa fondation et son maintien à
la violence. Il fonde son analyse sur une vision profondément pessimiste de la
nature humaine, "les hommes sont méchants", dit-il. Dans les Discours sur la première décade du Tite-Live,
il tente de démontrer comment l’État n’a d’autre fonction que de retourner la
méchanceté des hommes contre elle-même pour engendrer l’ordre politique et les
valeurs de la vie en commun, il fonde donc le pouvoir politique sur la
violence. Du point de vue de Machiavel, la violence du fondateur de l’État
légitime ne se distingue de la violence du tyran que sur ce point : le
tyran agit en vue de son égoïsme, le fondateur en vue d’instituer un intérêt
public.
Étienne de La Boétie sait autant que Machiavel que
l’État consiste en méchanceté, agression, violence, mensonge, …, mais il
ne dit pas qu’ils se convertissent en un ordre générateur de valeurs (et c’est
en cela qu’il est le seul auteur authentiquement antimachiavélien du XVIe
siècle). Par un mouvement d’une hardiesse géniale, il ne perd pas son temps à
questionner le tyran sur ses commencements, il porte son attention non sur le
tyran mais sur les sujets, privés de leur liberté : comment peut-il se
peut faire que "tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de
nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle
qu’ils lui donnent" ?
L’originalité de la thèse soutenue par La Boétie,
c’est de nous prouver que contrairement à ce que beaucoup s’imaginent, la
servitude soit forcée alors qu’elle est toute volontaire. Combien, sous les
apparences trompeuses, croient que cette obéissance soit obligatoirement
imposée. Pourtant comment concevoir autrement qu’un petit nombre contraint
l’ensemble des autres citoyens à obéir aussi servilement ? En fait, tout
pouvoir, même quand il s’impose d’abord par la force des armes, ne peut dominer
et exploiter durablement une société quelconque sans la collaboration - active
ou résignée - d’une partie notable de ses membres.
"Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors
qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la
franchise [= liberté], qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la
ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir,
qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. Il est vrai qu’au
commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui
viennent après servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers
avaient fait par contrainte."
Ce sont "les
peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant
de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se
coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la
franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse."
L’association
paradoxale des termes de servitude et
de volontaire éclaire d’une lumière
nouvelle le problème du consensus à
la base de l’État : "Ce dernier n’exprime plus la paix conquise dans
un État fort, il signifie l’abaissement de l’homme et de ce qui fait la dignité
de l’homme, la liberté. La violence reste la violence même si les violentés y
consentent car ils n’y consentiraient s’ils étaient restés pleinement humains.
Par le oui qui semble un dernier effet de leur liberté, ils avouent au
contraire leur déchéance."
Voilà qui contredit l’optimisme de Machiavel et tous ses successeurs qui
voudront fonder la légitimité de la violence étatique. C’est donc au traité de
La Boétie que feront échos plus tard les critiques anarchistes de l’État.
Mais Étienne de La Boétie ne se contente pas de
dénoncer, il propose également une issue à la tyrannie. Puisque, selon lui, "ce ne
sont pas les bandes de gens à cheval, ce ne sont pas les compagnies de gens de
pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran" mais bien le
peuple qui s’asservit lui-même par sa docilité, il devrait être possible de se
libérer du joug de l’oppresseur sans la force des armes. Il affirmait que ce
tyran, "il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le
défaire, il est de soi-même défait" à condition "que le pays ne
consente à sa servitude".
"De
tant d’indignités, que les bêtes mêmes
ne les souffriraient point, vous pouvez vous en délivrer si vous essayez, non
pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de
ne servir plus et vous voilà libres, je ne veux pas que vous le poussiez, ou
ébranliez : mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez comme un
grand colosse, à qui on a dérobé la base, de son poids, de soi-même, fondre en
bas et se rompre."
Il fut
ainsi un des premiers à prétendre qu’il
était possible de résister à la misère et à l’oppression autrement que par la
violence et le meurtre ; et c’est sur une analyse semblable
de la servitude volontaire des peuples que se baseront les successeurs de la
pensée non-violente. Ils retiendront de La Boétie que la domination ne dépend
pas uniquement de la violence que les opprimés subissent mais aussi de
l’obéissance qu’ils consentent. Donc une stratégie de résistance non-violente
est possible, en organisant collectivement le refus d’obéir ou de collaborer.
2. Henry David Thoreau
(1817-1862)
Écrivain américain, il a ouvert le chemin de la
non-violence sociale par la désobéissance civile. Celle-ci peut être définie
comme la violation pacifique et délibérée de certaines loi, décrets,
règlements, ordonnances de la police ou de l’armée, … Il s’agit habituellement
de lois que l’on considère comme immorales en elles-mêmes, injustes ou
tyranniques. Cependant, des lois peuvent parfois être enfreintes pour
symboliser l’opposition à des pratiques du gouvernement sur un plan plus
général.
Thoreau écrit lui-même : "Les raisons de la
désobéissance civile sont variées. Elle peut être pratiquée à contrecœur par
des personnes qui ne désirent pas troubler l’ordre établi, mais désirent
seulement rester fidèles à leurs convictions. Elle peut être entreprise dans le
but limité de changer une politique ou un règlement que l’on considère injuste.
Elle peut être employée en même temps que d’autres actions non- violentes, dans
les temps de troubles et d’agitation politique, comme un substitut de la
révolution violente, avec comme objectif de miner, paralyser et désintégrer un
régime que l’on considère comme injuste et tyrannique."
Thoreau ne fut pas un simple théoricien puisqu’il
appliqua ces idées en refusant de payer l’impôt en1846 par protestation contre
la guerre du Mexique, il fut alors brièvement emprisonné. En publiant son essai
sur la désobéissance civile en 1848, il fit alors preuve d’une opposition
radicale vis-à-vis de l’État américain: "Ce n’est pas à cause d’un article
particulier de ma feuille d’impôt que je refuse de payer. Je désire simplement
refuser allégeance à l’État, m’en retirer et rester effectivement séparé de
lui. Je ne me soucie pas de suivre à la trace la course de mon dollar, si tant
est que je puisse faire, jusqu’au moment où il achète un homme ou un fusil pour
tuer quelqu’un - le dollar n’y est pour rien – mais je prends intérêt à suivre
les effets de mon obéissance civile."
La pensée de Thoreau est très certainement à caractère
antiétatique, pour preuve cet extrait : "C’est de tout cœur que je
souscris à la maxime selon laquelle "le meilleur des gouvernements est
celui qui gouverne le moins", maxime que j’aimerais voir suivie d’effet de
manière plus rapide et plus systématique. Si l’on pousse le raisonnement à
l’extrême, on finit par en arriver à l’idée suivante, à laquelle je crois
aussi, que "le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout".
D’ailleurs, lorsque les hommes y seront prêts, ils connaîtront une telle forme
de gouvernement. (…) Nombreuses et de poids sont les objections qu’on a pu
formuler à l’encontre d’une armée permanente, elles doivent également prévaloir
ici et être invoquées contre le gouvernement permanent." Malgré tout cela,
Thoreau ne peut être considéré comme un anarchiste, cet extrait le montre
bien : "Néanmoins, pour m’exprimer de façon concrète, en citoyen et
non à la façon de ceux qui se proclament hostiles à toute forme de
gouvernement, je ne réclame pas sur-le-champ sa disparition mais son
amélioration immédiate."
On voit que c’est un personnage multiple, souvent
contradictoire. Certains ont vu en lui un penseur de la non-violence (il a en
effet grandement influencé ce courant puisque Gandhi et Martin Luther King
furent de fervents admirateurs de son essai sur la résistance au gouvernement).
Mais à nouveau, ce serait commettre une erreur puisque, en1859, il prit
violemment parti pour l’anarchiste abolitionniste John Brown récemment condamné
à mort car il venait, dans un geste désespéré, de s’attaquer à l’arsenal de
Harper’s Ferry ; Thoreau justifia alors le recours à la violence
insurrectionnelle.
3. Anselme Bellegarrigue
(~1823-??)
Souvent ignoré par les historiens, Bellegarrigue est
inséparable de l’histoire du mouvement libertaire dont il est un des principaux
précurseurs, ne serait-ce que pour avoir créé en 1850 L’Anarchie, journal de l’ordre, qui ne connu hélas que deux
numéros. On ne connaît que peu de choses de sa biographie. Né dans le Sud-Ouest
de la France, on le retrouve fin 1846 en Amérique du Nord, il reviendra ensuite
en France pour participer au renversement du pouvoir en février 1848. Puis nulle
trace de lui jusqu’à la parution de la brochure Au fait, au fait ! ! Interprétation de l’idée démocratique
dans laquelle la plupart des principes antiautoritaires sont énoncés. Il
participe ensuite à la rédaction d’un quotidien, un article lui valant d’être
poursuivi par le gouvernement. Il publie alors le journal L’Anarchie. On ne sait plus rien de lui après, sauf qu’à un moment
ou à un autre il quitte la France pour l’Amérique centrale.
Bellegarrigue fustigea violemment les partis, "vermines
des nations", considérant qu’ils étaient responsables de la déviation
autoritaire et centralisatrice de la révolution de 1848, qu’il ne nomme
d’ailleurs pas ainsi car pour lui "une Révolution doit être la ruine non
pas d’un gouvernement, mais du gouvernement" alors que "l’évolution
de 1848 n’a été que la consolidation de ce qu’il s’agissait de détruire."
Pour ce fédéraliste, le centralisme est l’héritier
direct de la monarchie et contraire à l’essence de la démocratie puisque la
démocratie est "le gouvernement de soi par soi-même", le self-government, c’est-à-dire
l’anarchie." "La
démocratie ne consiste pas à faire gouverner toutes les communes par une
commune, tous les individus par un ou plusieurs individus, elle consiste à
laisser chaque commune et chaque individu se gouverner sous leur propre
responsabilité. (…) La tyrannie vient de la centralisation communiste ou
monarchique, la liberté individuelle est dans la municipalité ; la
municipalité est essentiellement démocratique."
Il s’explique sur le choix du terme anarchie que l’on
assimile au désordre et à la guerre civile alors que "l’anarchie c’est
l’ordre" et que "le gouvernement c’est la guerre civile". Ce
malentendu provient de ce que "l’histoire a appelé anarchique l’état d’un peuple au sein duquel se trouvaient
plusieurs gouvernements en compétition" alors que l’anarchie est l’absence
de gouvernement. "L’anarchie antique a été effectivement la guerre civile
et, cela, non parce qu’elle exprimait l’absence, mais la pluralité des
gouvernements."
Par contre, dès lors qu’un gouvernement est
fondé : "Vous ne pouvez point faire que, de cette inégalité, ne
surgisse tôt ou tard un conflit entre le parti des privilégiés et le parti des
opprimés. En d’autres termes, un gouvernement étant donné, vous ne pouvez pas
éviter la faveur qui fonde le privilège, qui provoque la division, qui crée
l’antagonisme, qui détermine la guerre civile."
Belleguarrigue exprima très clairement et avec force
la notion clé de servitude volontaire : "Vous avez cru jusqu’à ce
jour qu’il y avait des tyrans ? Et bien ! vous vous êtes trompés, il
n’y a que des esclaves : là où nul n’obéit, personne ne commande.",
ainsi que celle de désobéissance civile : "le démocrate n’est pas de
ceux qui commandent, car il est celui qui désobéit."
Il élabora toute une stratégie du "refus de concours" et de "grève
politique" qui devait être capable de vaincre le régime le plus puissant "par
l’abstention et l’inertie". Bellegarrigue rejetait les insurrections
armées car il les accuse d’avoir toujours été "des jongleries sanglantes
qui, sous le titre pompeux de révolutions, dissimulent l’impertinence de quelques valets pressés de devenir des
maîtres" :
"Je ne crois point à l’efficacité des révolutions
armées et, cela, pour une raison bien simple, c’est que je ne crois point à
l’efficacité des gouvernements armés. Un gouvernement armé est un fait brutal
car il n’a pour principe que la force. Une révolution armée est un fait brutal,
car elle n’a d’autre principe que la force. (…) Tant qu’un gouvernement, au
lieu d’améliorer la condition des choses, n’améliorera que la condition de
quelques personnes, une révolution, terme inévitable de ce gouvernement, ne
sera qu’une substitution de personnes au lieu d’être une conversion de choses.
(…) Quand le peuple aura bien compris la position qui lui est réservée
dans ces saturnales qu’il paie, quand il se sera rendu compte du rôle ignoble
et stupide qu’on lui fait jouer ; il saura que la violence est l’antipode
du droit ; et, une fois fixé sur la moralité et les tendances des partis
violents, qu’ils soient d’ailleurs gouvernementaux ou révolutionnaires, il fera
sa révolution à lui, par la force unique du droit : la force d’inertie, le
refus de concours. Dans le refus de concours se trouve l’abrogation des lois
sur l’assassinat légal et la proclamation de l’équité."
On voit que pour Belleguarrigue, les insurrections
reproduisent essentiellement le schéma gouvernemental : "L’opposition
insurrectionnelle se trouve avoir exactement le même caractère que l’opposition
parlementaire, en ce sens qu’elle affirme la tutelle au lieu de la nier,
qu’elle nie la Révolution au lieu de l’affirmer, seulement, dans l’enceinte
d’une assemblée, l’opposition ne confirme que le principe gouvernemental,
tandis que, dans la rue, elle confirme le fait." ;
et donc pas plus que la politique, l’insurrection n’apparaît à ses yeux comme
un moyen révolutionnaire.
4. Léon Tolstoï (1828-1910)
Tolstoï n’est pas seulement le grand écrivain dont les
romans sont traduits dans le monde entier, il est aussi un des premiers a
comprendre que seule la non-violence peut s’opposer de manière acceptable à la
violence de l’armée, de l’État et des Églises. Tout le domaine de son œuvre
concernant cette question est depuis longtemps occulté, comme en témoigne
encore aujourd’hui la totale absence en librairie de ses écrits philosophiques,
religieux et politiques.
Tolstoï n’a jamais employé le terme "non-violence"
puisque celui-ci a été forgé plus tard par Gandhi, pour parler du refus de la
violence il parlait de "non-résistance au mal par la violence" qu’on
a très souvent remplacé par "non-résistance au mal", ce qui est tout
à fait erroné ; néanmoins, il est
très certainement l’initiateur de la pensée non-violente. Gandhi et Tolstoï ont
échangé une correspondance qui a duré de 1909 jusqu’à la mort de Tolstoï en
1910, Gandhi était alors parfaitement inconnu, à l’exception de quelques
hindous et musulmans indiens immigrés en Afrique du Sud. Ce sont Tolstoï et
Thoreau qui ont été les grands inspirateurs de Gandhi lorsqu’il fonda sa théorie
non-violente.
Tolstoï était farouchement hostile à
l’Église orthodoxe russe car il prônait un retour à un christianisme épuré,
fondé sur le Sermon sur la Montagne
où est exposé pour lui le commandement relatif à la résistance non-violente au
mal. Il n’hésita pas à fustiger violemment l’Église russe dans ses écrits pour
avoir constamment violé ce principe. Cela lui valu d’être excommunié en 1901,
ce qui était considéré à l’époque comme une suprême mise à l’écart de la
société. Tolstoï rejetait toute forme de rites extérieurs, la religion se
confondant chez lui avec la morale, dont le principe essentiel est l’amour de
l’homme et de la vie,
Les idées de Tolstoï sur l’État sont
résumées dans sa formule "l’État, c’est la violence". En effet, selon
lui l’essence du pouvoir "consiste à menacer les hommes de la privation de
liberté, de la vie et à mettre ces menaces à exécution".
La finalité du pouvoir est de maintenir le peuple dans l’obéissance et la
soumission, c’est-à-dire dans l’oppression : "Partout où il y aura le
pouvoir des uns sur les autres, il n’y aura pas de liberté mais l’oppression
des uns sur les autres. C’est pourquoi le pouvoir doit être détruit."
Tolstoï n’ignore pas la thèse qui justifie les violences de l’État en alléguant
qu’elles ne sont que des contre-violences nécessaires et légitimes pour faire
échec aux violences des hommes déraisonnables, il réplique fort justement à
cette thèse :
"De deux choses l’une, ou bien les hommes sont
des êtres raisonnables ou ils ne le sont pas. S’ils sont des êtres non
raisonnables, alors ils sont tous tels, et tout parmi eux doit se résoudre par
la violence, et il n’y a pas de motif que les uns aient le droit de violence et
que les autres en soient privés, et ainsi la violence du gouvernement est injuste.
Si les hommes sont des êtres raisonnables, alors leurs relations doivent être
basées sur la raison, sur l’esprit, et non sur la violence des hommes qui par
hasard ont accaparé le pouvoir. Et c’est pourquoi la violence du gouvernement
ne peut se justifier en aucun cas."
Tolstoï est convaincu que le seul moyen dont
l’individu dispose pour lutter efficacement contre la violence organisée par
l’État, c’est qu’il s’abstienne de toute participation personnelle à cette
violence. "Il faut seulement que l’homme s’éveille de l’hypnose de
l’imitation où il vit et qu’il regarde sobrement ce que l’État exige de lui
pour que, non seulement il refuse d’obéir, mais éprouve un étonnement indicible
qu’on ose lui poser de pareilles exigences."
Le moyen principal que se donne l’État pour imposer
son pouvoir au peuple, c’est l’armée. Pour Tolstoï, la défense de la patrie
n’est qu’un prétexte pour mieux maintenir le peuple dans l’obéissance et
défendre la propriété contre le peuple (principalement la propriété de la terre
dont les paysans russes sont dépossédés). Dans ces conditions, le premier
devoir de celui qui entend lutter contre l’oppression du peuple, c’est de
refuser le service militaire. Il est convaincu que le seul moyen pour "détruire
radicalement toute la machine gouvernementale, (…) c’est le refus du service
militaire avant même de tomber sous l’influence abrutissante et dégradante de
la discipline."
L’entrée au service est la négation de la dignité humaine : "C’est
l’entrée volontaire en un esclavage qui n’a d’autre but que l’assassinat."
Le plus dégradant aux yeux de Tolstoï dans l’armée, c’est le serment
d’obéissance par lequel le soldat s’engage à tuer par ordre : "Pour
tout homme existent des actes moralement impossibles, aussi impossibles que
certains actes physiques. Et l’un des actes moralement impossibles pour la
plupart des hommes, s’ils sont affranchis de toute hypnose, c’est la promesse
d’obéir aveuglément à des hommes indifférents et immoraux qui se proposent
l’assassinat."
Tolstoï joua un grand rôle sur les
objecteurs de conscience russes, en particulier, il aida la secte religieuse
des Dhoukobors dont l’une des particularités était de refuser le service
militaire, ses membres étaient persécutés et emprisonnés. En récoltant des
fonds du monde entier et en donnant les gains réalisés par la vente de son
livre Résurrection paru en 1899,
Tolstoï permit aux Dhoukobors d’émigrer au Canada où le service militaire
n’était pas obligatoire,.
Il est certain que bien qu’elle ne se revendique pas
anarchiste, la pensée de Tolstoï est bien anticléricale, antiautoritaire et
antimilitariste. Tolstoï se réclamait également du communisme, d’un type
spécial d’ailleurs, primitif et évangélique. Il critiquait violemment la
propriété car cette institution "implique que non seulement je
n’abandonnerai pas mon bien à qui voudra le prendre, mais que je le défendrai
contre lui. Et on ne peut défendre contre un autre ce qu’on croit être à soi
autrement que par la violence, c’est-à-dire le cas échéant, par la lutte et, s’il
le faut, le meurtre. (…) Sans violence et sans meurtre, la propriété ne saurait
se maintenir. (…) Admettre la propriété, c’est admettre la violence et le
meurtre." En condamnant
l’accaparement exclusif de la terre par les propriétaires fonciers (dont il faisait
partie), Tolstoï en arriva logiquement à excuser et même légitimer le
vol : "Le voleur sait que le gouvernement le détrousse, il sait que
nous les propriétaires terriens, nous l’avons volé depuis longtemps, en lui
arrachant une terre qui devait être une propriété commune. Lorsqu’il ramasse
des branches mortes pour allumer son four, nous le jetons en prison, nous
essayons de le persuader qu’il est un voleur. Il sait bien pourtant que ce
n’est pas lui le voleur, mais celui qui a volé la terre, et que toute
restitution qu’il opère de ce qui lui a été dérobé est un devoir envers sa
famille." On peut enfin noter que
des communautés agricoles inspirées par les idées de Tolstoï existaient un peu
partout en Russie. Elles ont toutes été supprimées par le pouvoir bolchevik
après la révolution d’octobre car il ne pouvait supporter ce genre d’expérience
indépendante de son autorité.
Tolstoï peut très certainement être considéré comme le
père de l’anarchisme chrétien (dont il ne s’agit pas de nier l’existence sur
base d’une terminologie qui pourrait sembler contradictoire aux yeux de
certains) et de l’anarchisme rénitent (particulièrement de l’anarchisme
pacifiste qui est, quantitativement parlant, la composante la plus importante
de l’anarchisme rénitent). Nombreux sont les anarchistes qui se référeront à sa
pensée. Malatesta, par exemple, dans un texte où il critique ce qu’il appelle
(de façon incorrecte) l’anarchisme "passif", rend indirectement
hommage à Tolstoï : "Un peu par réaction contre l’abus qui a été fait
ces dernières années de la violence, un peu à cause de la survivance des idées
chrétiennes, et beaucoup à cause de l’influence de la prédication mystique de
Tolstoï que ses grandes qualités morales et son génie ont rendue populaire et
prestigieuse, l’attitude de résistance passive commence à prendre une certaine
importance parmi les anarchistes."
Pour achever la preuve que les idées de Tolstoï peuvent à juste titre être
considérées comme relevant de l’anarchisme, voilà ce qu’il écrivait au sujet du
livre L’anarchisme de Paul Eltzbacher
: "L’anarchie entre dans la phase dans laquelle le socialisme se
trouvait il y a trente ans : elle acquiert le droit de cité dans le monde
des savants."
Une dernière remarque sur la pensée de Tolstoï :
à aucun moment, il n’envisage l’organisation d’une action collective
non-violente coordonnée qui s’efforcerait de mettre en pratique les valeurs
morales qu’il préconise, il pense que la seule prise que l’individu possède
pour agir sur la société, c’est d’agir sur lui-même, non pas à seule fin de se "purifier"
mais pour transformer ses rapports avec les autres en s’efforçant de les faire
correspondre aux exigences morales. "L’homme ne peut améliorer qu’une
seule chose qui est en son pouvoir, lui-même."
Tolstoï refuse d’accréditer la théorie qui préconise "l’amélioration de la
vie sociale par le changement des formes extérieures",
ce qui le conduisit à juger l’activité politique comme inefficace et
déraisonnable. On touche ici, sans aucun doute, les limites de sa pensée et de
son action. C’est principalement Gandhi qui réussit à tirer des idées de
Tolstoï et Thoreau, une tactique collective permettant d’améliorer la vie
sociale sans user de violence par la transformation des "formes
extérieures".
5. Benjamin Tucker
(1854-1939)
Tucker est un anarchiste américain dont l’influence a
été prépondérante aux États-Unis. Avec Stirner, il est le père de l’anarchisme
individualiste. Malgré cela il est peu connu en Europe (son œuvre y a néanmoins
été vulgarisée par E. Armand). Né à South Dartmouth, un village du
Massachussets, au sein une famille bourgeoise, Benjamin Tucker est arrivé à
l’anarchisme vers l’âge de 17 ans, lors de sa révolte contre l’intrusion de
l’État dans la vie privée du couple et son intérêt pour la "question
de l’amour libre". Durant sa vie, il lutta à maintes reprises pour la
liberté d’expression en éditant et en vendant des ouvrages interdits de
publication par la censure. Il traduisit de nombreux ouvrages, écrivit une
multitude d’articles et de livres sur l’anarchisme et fut l’animateur de
nombreuses revues anarchistes individualistes, dont la plus prestigieuses fut Liberty. En 1893, il publie un recueil
de ses articles dans un livre intitulé À
la place d’un livre. Par un homme trop occupé pour en écrire un. Exposé fragmentaire
de l’anarchisme philosophique. C’est son ouvrage majeur concernant
l’anarchisme.
Tucker ne rejette pas de façon absolue le recours à la
violence. Pour lui, la légitime défense est un droit individuel et collectif,
reposant sur "la distinction entre l’empiétement et la résistance,
entre la domination et la défense ; elle est d’une importance
capitale ; sans elle, il ne peut y avoir de philosophie sociale durable."
Cette notion d’empiétement (invasion)
est au cœur de toute sa réflexion sur la violence et l’État, voici la
définition qu’il en donne : "Un empiétement est le fait d’empiéter
sur le domaine d’un individu, domaine déterminé par les bornes à l’intérieur
desquelles sa liberté d’action ne se heurte pas à la liberté d’autrui." "Quant
à l’essence même de l’empiétement, peu importe qu’il soit commis par une
personne sur tous (…) ou qu’il soit commis par tous contre une seule personne."
C’est à partir de ce concept que Tucker rejette d’une
façon absolue l’État. "Toutes les institutions qui aient été jamais
qualifiés d'État ont deux caractères en communs. D’abord, celui de constituer
un empiétement (…) Ensuite, celui de consacrer l’usurpation d’une puissance
absolue sur un territoire et sur tout ce qu’il contient, puissance exercée en
général dans le double but d’opprimer le plus possible les sujets et d’étendre
les limites de ce territoire."
C’est pourquoi "la définition anarchiste de l’État est la suivante :
l’État est l’incarnation de l’idée d’empiétement dans la personne d’un seul ou
de plusieurs qui prétendent représenter et commander toute la population d’un
territoire."
On ne peut pas dire pour la défense de l’État qu’il est nécessaire pour
combattre la criminalité puisque "l’État lui-même est le plus grand
criminel. Il crée des criminels plus vite qu’il ne les punit."
Selon sa définition, "la résistance à une attaque
étrangère n’est pas un empiétement, mais une défense."
Dès lors, "l’individu a le droit de se défendre contre des empiétements
sur son champ d’action", "même l’emploi de la violence est
légitime contre une attaque".
Seulement une remarque s’impose : "Le droit de se défendre par la
violence contre l’assujettissement est incontestable. Mais l’usage de ce droit
n’est pas à conseiller tant qu’on peut recourir à d’autre moyens."
Concernant la révolution, le problème n’est donc pas pour Tucker qu’"il
est nécessairement non-anarchiste d’user de la violence, mais que d’autres
moyens peuvent être plus capables de vaincre l’empiétement". C’est
pourquoi il rejette les doctrines insurrectionnelles considérant que "le
temps des révolutions armées est fini, on en triomphe trop facilement."
"L’abolition de l’État ne peut être que le
résultat d’une révolution sociale, mais la révolution sociale doit se faire par
l’opposition d’une résistance passive à l’autorité. La résistance passive est
l’arme la plus puissante que l’homme ait jamais manié dans la lutte contre la
tyrannie. Elle est la seule résistance qui ait des chances de succès dans notre
société à base de subordination militaire et bureaucratique (…) On ne peut
lutter contre les empiétements de l’autorité ni en votant, ni en lançant des
bombes, ni en tuant des rois. Mais dès qu’un nombre imposant d’hommes décidés
dont l’incarcération paraîtrait risquée, fermerait tranquillement sa porte au
nez du percepteur des impôts, comme au nez de l’agent du propriétaire qui lui
réclame le loyer ou le fermage ; dès qu’il ferait en outre circuler, en
dépit des lois, sa propre monnaie, supprimant ainsi l’intérêt dû au
capitaliste, le gouvernement, avec tous les privilèges qu’il incarne et tous
les monopoles qu’il engendre, serait bientôt anéanti."
Il calcula qu’il suffirait que un cinquième des
contribuables américains refusent de payer leurs impôts pour que l’État soit
mis en échec : les poursuites judiciaires coûteraient trop cher aux
caisses publiques pour que les autres assujettis soient prêts à régler cette
nouvelle dépense. "Si un cinquième seulement de la population s’opposait
au payement des impôts, cela causerait plus de frais de faire rentrer la somme
due ou même d’essayer de la faire, que ce que les quatre cinquièmes
accepteraient de verser dans les caisses de l’État."
Une autre de ses idées sur la transformation sociale
se rapproche plus du réformisme de Proudhon : il jugeait que la société ne peut
évoluer vers l’anarchie que si elle réussit à briser la conspiration de l’État
et des banques qui conservent le monopole de l’émission de la monnaie.
L’établissement de banques mutualistes, destinées à briser le monopole
financier était un des fers de lance de sa stratégie et la condition
indispensable selon lui pour atteindre la société équitable.
Tucker n’accepte à la rigueur la violence que dans le
but d’assurer les droits fondamentaux, néanmoins "aussi longtemps que la
liberté de la presse et de la parole existent, il ne faudrait pas avoir recours
aux moyens violents pour combattre la tyrannie. Même si la liberté de parole
était violée dans un ou douze, ou cent cas, ceci n’autorise pas encore à verser
un déluge de sang. Ce n’est que lorsqu’on sera absolument garrotté qu’il
faudra user du moyen extrême, de la violence. (…)
"Il ne
faut employer la violence contre les représentants de l’autorité que si ceux-ci
ont rendu impossible toute agitation pacifique. L’effusion du sang est un mal
en elle-même : cependant son emploi est justifié si toute agitation loyale
et ouverte nous est rendue impossible. La résistance passive, la grève
pacifique, le refus du paiement de l’impôt, le refus du service militaire, le
mépris opiniâtre de toute loi et de toute sommation du pouvoir, tels sont nos
moyens de propagande."
Tucker se différencie donc fondamentalement des
anarchistes insurrectionnels par son emploi facultatif, et en dernier recours,
de la riposte violente dans des cas essentiels de légitime défense individuelle
et non comme une solution du problème social.
6. Han Ryner (1861-1938)
Écrivain et philosophe libertaire, Han Ryner a en
maintes occasions défendu par le verbe et par la plume les compagnons
prisonniers politiques tels E. Armand, Sacco et Vanzetti, Ascaso, Durruti, et
bien d’autres. Anarchiste individualiste, Han Ryner est un de ces anarchistes
pluralistes qui savent bien les complémentarités des différents courants de la
pensée libertaire. Dans une enquête publiée en avril 1924, par L’idée libre, Han Ryner répondait à la
question "L’Individualisme peut se concilier avec le
Communisme ?" : "Demandez-moi pendant que vous y êtes, si
la respiration se peut concilier avec la circulation du sang, la pensée avec le
sentiment, l’activité avec le repos." Car si la grande vérité de l’esprit
d’Han Ryner est l’individualisme, un certain communisme reste la vérité de son
cœur : "Le communisme sera libération et durable conquête de
tous quand il s’appuiera consciemment sur l’individualisme. L’individualisme
ne fleurira toute sa splendeur que dans une société librement communiste."
Pour aborder la pensée non-violente de Han Ryner,
examinons brièvement deux répliques qu’il fait à Élisée Reclus (qu’il admirait
profondément) dans leur correspondance : "L’opprimé a le droit de
résister par tous les moyens à l’oppression et la défense armée d’un droit
n’est pas la violence !" dit Élisée Reclus. "Disons plutôt que
c’est une violence légitime en droit. Mais supprimer un oppresseur est-ce
supprimer une oppression ? Problème différent, plus difficile à
résoudre !" réplique Han Ryner. Autre part, Élisée Reclus parle de la
légende de Bouddha, à lui comptée par un ami tolstoïen. Il s’agit de Bouddha se
laissant manger par un pauvre tigre affamé. Élisée Reclus disait : "Je
comprends cet apologue, mais les Bouddhistes ne nous racontent pas si, voyant
un jour un tigre se précipiter sur un enfant pour le dévorer, il le laissa
faire aussi. Pour moi, je crois que Bouddha tua le tigre." Et Han Ryner
d’y joindre sa voix et sa réplique :
"Je le crois aussi. Mais je demande à voir le
tigre et je ne consens pas à tirer naïvement sur un acteur revêtu d’une peau
féroce. Dans la société, le tigre, est-ce tel oppresseur que voient mes yeux,
patron, gouvernant, général, ou est-ce l’organisation sociale ? Le meurtre
d’un patron supprime-t-il le tigre patronal ? Tuer un général est-ce tuer
le tigre armé ? Faire disparaître un gouvernant est-ce dissiper le tigre
gouvernement ? Décidément la comparaison est un peu trop boîteuse et le
tigre social ne se tue pas à coup de fusil !"
Han Ryner n’ignorait pas la distinction qui existe
entre violence défensive et violence offensive, mais il considérait que la
violence, même défensive, ne pouvait être un moyen adéquat pour faire
disparaître la violence. "La violence défensive peut quelque fois
paralyser une violence offensive. Mais ne la considérez-vous pas comme une
défaite ? Elle vous force à descendre sur le terrain de l’adversaire, à
adopter ses méthodes et ses moyens. Utile quelque fois contre telle violence
déterminée, elle ne saurait détruire le principe même de la violence et
diminuer la violence en général !"
La violence peut-elle être facteur d’anarchisme ?
Voilà la vraie question selon lui : "Comment l’anarchie se
maintiendrait-elle, si la force parvenait à l’établir ? Par la force
encore ? Qu’est-ce donc qui la distinguerait d’un autre État ?
Conçoit-on une force organisée sans hiérarchie ? L’anarchie violente ne
tarderait pas à devenir une archie."
En conséquence, il se méfie de l’impatience
révolutionnaire qui mène souvent à vouloir user de moyens en contradictions
avec la fin en vue d’accélérer sa venue, alors qu’on ne fait que l’éloigner
d’avantage : "La beauté que je veux reste lointaine : on la
retarde à la vouloir produire par ces moyens autoritaires qui ne peuvent que la
détruire."
Néanmoins, "ni résigné, ni aveugle
d’impatience", Han Ryner refuse de tourner le dos à son but parce que
"la pente fait aller plus vite ceux qui descendent que ceux qui montent",
il propose seulement de consentir "aux nécessités naturelles, aux lenteurs
inévitables dans toute création qui doit durer". En anarchiste
individualiste, il considère en définitive que pour qu’une révolution soit
durable, elle doit d’abord être intérieure, car rien ne sert de changer
l’aspect des choses, de modifier les gestes, sans que l’effort se porte sur
l’individualité. On retrouve ici une impasse semblable à celle rencontrée chez
Tolstoï.
7. John-Henry Mackay
(1864-1933)
Anarchiste individualiste né à Greenock, près de Glasgow,
Mackay a beaucoup voyagé. Après avoir parcouru l’Europe et l’est des
Etats-Unis, il finit par se fixer à Berlin, il y devint l’un des principaux
théoriciens de l’individualisme anarchiste allemand. Mackay était un grand
admirateur de Stirner qu’il contribua grandement à faire connaître. Il fut
l’ami de nombreux anarchistes individualistes à travers le monde, dont Tucker
et Armand. Son plus célèbre roman s’intitule Les anarchistes.
Pour Mackay, "la liberté est constituée de par
l’absence de toute agressivité et de toute contrainte" tandis que "l’État,
c’est la violence organisée", "il a pour essence même la
violence et le vol pour privilège."
Il utilise donc les définitions de la liberté et de l’État récurrentes chez les
anarchistes.
Dans ce que l’on peut appeler la seconde partie de ce
roman, le livre À la recherche de la
Liberté, il décrit l’évolution d’une vie individuelle vers la liberté.
Voici comment son héros individualiste, Ernst Foerster, découvre l’oppression
étatiste :
"Une puissance s’interpose entre le travail et la
rétribution intégrale ; il avait alors cherché et sondé l’essence de cette
puissance, il avait découvert que c’était la violence et que la dite violence
s’incarnait en un organisme officiel : l’État. (…) Il avait reconnu l’État
pour ce qu’il était : l’ennemi. C’est comme ennemi qu’il allait désormais
le combattre."
Le "nom véritable de la maladie sociale" est
la violence, et par conséquent : l’État, qu’il s’agit de combattre. Une
question se pose alors : comment le combattre ? Par la
violence ? Sa réponse est négative et voici son raisonnement :
"Le succès de l’emploi de la violence suppose
qu’elle a la puissance à sa disposition. La violence sans la puissance ne
rime à rien ; seul le pouvoir de sa force la rend effective. Qui possède
la puissance de se servir de la violence ? - En quelles mains réside la
faculté d’utilisation de la violence ? Un moment Foerster hésita. La
violence ne peut être employée que par des particuliers ou un corps constitué.
Des premiers, il ne pouvait être question ici ; la réponse concernant le
corps constitué se présentait d’elle-même : L’État. Aucune doute
n’était possible : L’État seul possède la puissance d’utiliser la
violence : toute autre violence lui cède le pas, est réduite à néant
devant elle."
Dès lors, que faire ? Sombrer dans le
défaitisme ? Certainement pas. Arriver à l’idée décisive que le fondement
de l’État, ce qui lui permet de subsister, est la légitimité que le peuple veut
bien lui reconnaître : "La foi en son autorité maintenait seule
l’existence de l’État. Cette foi le protégeait et le soutenait ; son
existence en dépendait. C’est la foi en cette autorité qu’il s’agissait de
saper."
En effet, "d’où et de qui l’État reçoit-il la
puissance d’user de la violence ?" Réponse de Mackay : "Sans
aucun doute de la majorité. Il lui est nécessaire d’être le plus fort pour que
sa puissance soit effective. Le corps de l’État est l’incarnation de la volonté
de cette majorité. Qu’on nomme l’État comme on voudra - Monarchie, République,
Démocratie ? Qu’on place à sa tête qui on voudra : un autocrate, un
président, une représentation populaire, il lui est indispensable d’avoir
derrière soi une majorité - apparente ou réelle - pour user de son "droit
de souveraineté", pour employer la violence, qu’il exerce comme usurpateur
ou comme mandataire. Ce n’est en effet que dans ces conditions qu’il peut
réaliser sa puissance : dominer et régner. La majorité prête sa
puissance à l’État, c’est sur cette puissance que l’État fonde la sienne :
sans elle, il est sans force."
Mackay rejette donc l’utilisation de la violence sur
une base essentiellement pragmatique d’efficacité, il retrouve ensuite le
principe de la servitude volontaire et porte dès lors toutes ses attaques sur
la légitimité que l’opinion publique accorde à l’État.
8. E. Armand (1872-1962)
Anarchiste individualiste français, animateur des
revues "l’En Dehors" et "l’Unique", Armand est issu d’un
milieu anticlérical, son père avait participé à la Commune de Paris. Après
avoir milité à l’Armée du Salut, il entre en contact vers 1896 avec le milieu
anarchiste communiste. Il collabore alors avec
divers journaux anarchistes, dont le "Libertaire" de Sébastien Faure.
Dès 1900, il s’oriente de plus en plus vers l’individualisme, il fréquente
entre autre les "causeries libertaires" de Libertad et Paraf-Javal.
Il lança de nombreux journaux individualistes, il publia également de nombreux
ouvrages, tant littéraires que théoriques. Il fut certainement l’un des
principaux théoriciens de l’anarchisme individualiste.
Armand n’a jamais fait de la violence ou de la
non-violence la pierre angulaire de son action. Néanmoins, à travers toute son
œuvre écrite et sa longue vie militante, il a rejeté la violence comme impropre
à l’évolution et l’émancipation de l’homme :
"Je le demande encore, quelle fatalité a donc
décrété que la violence, la haine ou la vengeance fussent l’unique tactique à
employer pour amener l’avènement d’une société libertaire où les hommes pensant
par eux-mêmes, l’expérimentation sociale, morale, philosophique serait rendue
possible ; une société, en un mot, où l’on ne connaîtrait ni exploitation
de l’homme par l’homme, ni autorité de l’homme sur l’homme ? La
violence organisée a fait jusqu’ici que les hommes subissent l’autorité d’autrui.
Le nombre grandissant de mentalités libertaires, l’éducation des individus, la
révolte consciente et non-violente (c’est-à-dire sans haine, brutalité ou
effusion de sang inutiles) contre tout ce qui tend à perpétuer ce régime
autoritaire et exploiteur, la propagande par l’exemple, les actes d’initiatives
collectifs en matière économique finiront par détruire l’édifice social érigé
par l’autorité et la violence."
Néanmoins, Armand n’oublie pas dans quelles
circonstances la violence survient et qui la provoque. Il ne s’agit nullement
pour lui de renvoyer dos-à-dos oppresseurs et opprimés, il poursuit :
"Est-ce à dire que je condamne tous les actes de
légitime défense individuelle, toutes les explosions d’indignation personnelles
ou collectives ? Qui ne les comprendrait, qui ne les excuserait en face de
certaines misères ou de certains actes d’arbitraire ? Je ne suis pas un
sectaire de la "non-violence" et je me sens prêt à marcher d’accord
avec tous ceux qui n’attachent pas à la violence la signification d’un article
de foi."
L’analyse d’Armand de la violence est que, pour se
maintenir, une révolution violente a immanquablement besoin d’encore d’autres
violences, et d’une domination toujours accrue de ceux qui pourraient la mettre
en péril, donc elle ne peut être source d’anarchisme.
"La question de la violence n'est pas résolue du
tout en ce qui concerne sa valeur comme facteur d'anarchisme. Il est
indubitable que la violence a servi les desseins de l'anarchisme sous divers
aspects. Mais on ignore absolument si elle servira les buts de l'anarchisme.
Voilà le problème; il faut le creuser à fond. Aucun anarchiste ne saurait nier
que la violence engendre la violence, et que l'effort nécessaire pour se mettre
à l'abri des réactions, des représailles des violences, perpétue un état d'être
et de sentir qui n'est pas favorable à l'éclosion d'une mentalité
antiautoritaire. Faire violence, c'est faire autorité. Il n'y a pas à sortir de
là."
En 1904, dans un rapport présenté au Congrès
Antimilitariste International à Amsterdam, il présente de la manière suivante
le choix de la méthode d’action révolutionnaire : "Sur le plan
de l’activité pratique, deux méthodes se présentent : la première consiste
à retourner contre les oppresseurs et accapareurs l’arme dont ils se sont
servis de tout temps pour placer sous le joug et exploiter les plus
faibles : la force brutale ; la deuxième fait appel à la révolte
individuelle et consciente, à la conviction profonde et personnelle."
Il y développe plus amplement cette dernière, la
méthode rénitente, qui est "de ne participer en rien à tout acte pouvant
perpétuer l’existence d’une telle société", et donne divers exemples
concrets : "la grève pacifique des fonctions actuellement attribuées
par la loi aux citoyens, le refus de la participation à tout service public, le
non-paiement de l’impôt ; le refus du travail à l’atelier, à l’usine ou
aux champs pour le compte des détenteurs ou accapareurs d’instruments de
production ou d’échange appartenant logiquement à qui produit ; l’union
libre simple ou plurale et sa rupture conclue selon l’acte contrat passé
en-dehors de toute forme légale ; l’abstention des actes d’état
civil ; le non-envoi des enfants aux écoles dépendantes de l’État ou de
l’église, l’abstention de tout travail relatif à la fabrication d’engins de
guerre ou d’objets de culte officiels, par exemple, ou la construction de
banques, de casernes, d’églises, de prisons ; le mépris opiniâtre de tout "contrat
social" imposé, de toute loi d’origine gouvernementale et de toute
sommation du pouvoir."
En songeant à leur valeur éducatrice et émancipatrice,
il considérait que de tels actes "exerceront les individus non
seulement à ne plus se soucier ni de l’État ni des lois, mais encore à
s’organiser entre eux sans autorité d’aucune sorte ; tandis que,
considérés isolément, ils constitueront une protestation véhémente et
retentissante contre l’état des choses qui nous régit."
Armand basait en bonne part son choix de la
non-violence sur sa conception individualiste de l’anarchisme. Par exemple,
lorsqu’il définit sa position vis-à-vis de la guerre, il déclare : "Je
suis et je demeure l’irréconciliable ennemi de la guerre, de toutes les
guerres, et cela non seulement en me retranchant derrière des motifs d’ordre
philosophique, sentimental, moral, économique ou autres (dont je suis loin de
méconnaître la valeur), mais parce que je suis individualiste-anarchiste."
Il voulait en effet se distinguer de certains courants
anarchistes auxquels certains l’assimilaient de par son rejet de la violence.
Dans ses Notes et réflexions pour servir
à la rédaction d’une autobiographie, il
écrit : "Parce que je ne
considère ni la brutalité, ni la violence, ni la haine, ni la vengeance comme
des facteurs d’émancipation individuelle, je passe volontiers pour un "anarchiste
chrétien" ou un "tolstoïsant"."
Néanmoins, il ajoute : "Pour dire vrai,
les termes "tolstoïen", "anarchisme chrétien", "anarchisme
non-violent", "anarchisme pacifique" ne rendent
qu’imparfaitement ma pensée bien que, par différents côtés, ils répondent bien
à mes sentiments actuels." D’ailleurs, Mauricius, un de ses plus vieux
compagnon de route nous dit que "même quand il se sépare de Tolstoï
(…) il reste fidèle à la thèse tolstoïenne de résistance passive, de
l’opposition morale à l’oppression, au refus de participer à des fonctions
administratives, à la fabrication d’objets inutiles au développement de
l’homme : armes, ornements d’églises, de casernes, de prisons, refus
d’être soldat, juré, refus de l’impôt, etc."
9. Barthélemy De Ligt (1883-1938)
Pacifiste libertaire hollandais, Barthélemy De Ligt
récusa durant toute sa vie toutes les formes de guerre et de violence,
horizontales (= entre les nations et les peuples) ou verticales (= entre les
classes). De tous les penseurs antiautoritaires non-violents, il est celui qui
arriva à définir et à organiser sur un plan théorique les nouvelles méthodes de
lutte non-violente. Par exemple, pour la lutte pacifiste, son Plan de Mobilisation contre la Guerre de
1934 développe de façon admirable et radicalement novatrice pour l’époque la "stratégie
et la tactique antimilitariste", en période de paix ou de guerre. Cet
ouvrage mérite certainement l’appellation de "bible" de l’action
directe contre la guerre.
En 1914, B. De Ligt est pasteur d’un petit village du
Brabant hollandais et prêche activement dans les églises contre la guerre et la
mobilisation, ce qui lui vaut en 1915 d’être banni de son domicile et de sa
paroisse. Jusqu’à la fin de la guerre, il est persécuté et emprisonné, ce qui
ne l’empêche nullement de continuer son combat contre les nationalismes et la
trahison de l’Église et du socialisme. Progressivement, il se sépare de
l’Église et se rapproche des conceptions libertaires. Il évolue du pacifisme
chrétien au socialisme libertaire. De Ligt deviendra, entre autre, le fondateur
de l’Association des Intellectuels Révolutionnaires et du Bureau International
Antimilitariste. Il fut également un des principaux membres de l’Internationale
des Résistants à la Guerre.
Pour vaincre
sans violence est un des livres les
plus remarquables de B. De Ligt, publié en 1935, il y expose de la manière la
plus claire et complète le point de vue selon lequel les buts essentiellement
libertaires du mouvement socialiste révolutionnaire ne pourront jamais être
atteints par la violence et les armes.
"Pour la bourgeoisie, essentiellement
parasitaire, l’emploi de cette violence est, comme nous l’avons déjà constaté,
chose normale. Par contre, les socialistes, les bolchevistes, les
syndicalistes, les anarchistes, veulent abolir toute forme de parasitisme,
d’exploitation et d’oppression, en luttant pour un monde d’où toute brutalité
serait bannie. C’est pourquoi, dès que les moyens séculaires de violence sont
employés par eux, une contradiction flagrante apparaît entre de tels moyens et
le but à atteindre.
"Car c’est une loi inévitable que tout moyen a
son propre but immanent, découlant de la fonction pour laquelle il a été créé,
et qu’il peut seulement se subordonner à d’autres buts plus élevés, pour autant
que ceux-ci s’accordent avec son but essentiel, pour ainsi dire inné. D’autre part, tout but suggère ses propres moyens. Celui qui
néglige cette loi subit inévitablement la dictature des moyens. Car si certains
moyens portent en eux une destination à contre sens du but poursuivi, plus
l’homme les emploie, plus il est amené à dévier de l’objet poursuivi, et plus
il est fatalement déterminé par ces moyens dans son action."
"Plus il y a de violence, moins il y a de
révolution, même dans les cas où l’on a mis délibérément la violence au service
de la révolution. Plus il y aura de révolution, c’est-à-dire de construction
sociale, moins il y aura de destruction et de violence à déplorer."
Barthélemy De Ligt critiquait vivement le bolchevisme,
qui devait selon lui, de par le choix de ses méthodes, immanquablement échouer
et dévier de son but initial. En effet, "le bolchevisme, au fur et à
mesure qu’il sacrifiait à ces méthodes
pour atteindre son but révolutionnaire, s’écartait d’avantage de son principe
originel (…). Il s’empêtra dans un socialisme d’État ou mieux dans un
capitalisme d’État."
Il souffrait que le socialisme en soit arrivé à
commettre de telles erreurs, et luttait dans ses nombreux écrits et conférences
pour que le mouvement socialiste s’écarte des voies qui y avaient menés. "Alors
que le capitalisme en est arrivé, par sa nature même, à des méthodes fascistes,
le socialisme lui, ne doit jamais retomber dans de telles méthodes : cela
porterait à son essence même."
Il préconisait pour cela de rompre avec les méthodes violentes que le
socialisme révolutionnaire avait connu jusque là :
"La question essentielle qui doit être résolue
par la révolution sociale est l’organisation du travail par lui-même (…). Les
masses travailleuses, ouvriers aussi bien qu’intellectuels, n’arriveront à
atteindre ce but que dans la mesure où elles auront su établir un juste rapport
entre les méthodes de la coopération et celles de la non-coopération : il
faut qu’elles refusent de faire tout travail nuisible à l’humanité, et indigne
de l’homme ; qu’elles refusent de se courber devant n’importe quel patron
ou maître que ce soit, fût-ce l’État soit-disant révolutionnaire, pour s’unir
solidairement dans un seul et unique système de libre production. Il se peut
que dans leur effort pour atteindre ce but, les masses révolutionnaires soient
amenées à retomber plus ou moins dans la violence. Mais celle-ci ne peut jamais
être qu’un phénomène accidentel et, comme nous l’avons déjà dit, un signe de
faiblesse et non pas de force. (…) L’essentiel est en tout cas qu’elles
dirigent, dès maintenant et délibérément, toute leur tactique révolutionnaire
vers la lutte non-violente.
"C’est pourquoi nous faisons appel à tous ceux
qui veulent libérer l’univers du capitalisme, de l’impérialisme et du
militarisme, afin qu’ils se libèrent avant tout eux-mêmes des préjugés de
violence bourgeois, féodaux et barbares, complètement périmés, dont la plupart
des hommes sont encore possédés. De même que c’est le sort fatal de tout
pouvoir politique ou social, même s’il s’exerce au nom de la Révolution, de ne
plus pouvoir se libérer de la violence horizontale et verticale, c’est la tâche
de la révolution sociale de dépasser cette violence et de s’en affranchir. Si
les masses populaires s’élèvent réellement, elles substitueront aux violences
de l’État la liberté que représente le gouvernement de soi-même."
Bien qu’il rejette la violence comme moyen d’action,
De Ligt ne préconisait certainement pas de condamner ou d’abandonner les
révoltés qui ont choisi la voie de la violence.
"Tout cela ne veut pas dire que les
adeptes de cette tactique nouvelle doivent se tenir à l’écart du mouvement
révolutionnaire en général. Ils ont à y participer continuellement et partout,
de la manière dont leurs conceptions le leur permettent (…). Dans différents domaines
d’ailleurs, il leur est possible de collaborer avec les révolutionnaires
partisans de l’action violente traditionnelle, par exemple, sous certaines
conditions, dans les mouvements de masse contre le fascisme, le colonialisme et
la guerre. S’il y a des conflits armés entre les pouvoirs réactionnaires et les
masses en révolte, les tenants de l’action révolutionnaire non-violente sont
toujours du côté des révoltés, même quand ceux-ci ont recours à la violence."
Néanmoins ce soutien et cette participation ne peut en
rien amener à un renoncement des principes non-violents chez eux car ils se
trahiraient eux-mêmes.
"Dans le grand mouvement révolutionnaire,
ils suivent leur propre tactique, s’efforçant d’en démontrer l’efficacité au
point de vue moral et pratique. Si, par contre, on veut les forcer, même au nom
de la Révolution, à employer des méthodes qu’ils condamnent, ils s’y refusent
nettement, puisque obéir ne serait en l’occurrence que trahir leur propre
mission révolutionnaire."
Comme on peut le constater dans son Plan de Mobilisation contre la guerre,
il faut naturellement conserver à l’esprit que si Barthélemy De Ligt
veut par exemple "opposer au plan de mobilisation des états-majors
guerriers, un plan d’opposition à la guerre, un plan de mobilisation en faveur
de la paix", ce plan reste volontaire, exempt de "tout impératif
catégorique et toute dictature". Si dans la formulation de ses thèses, De
Ligt semble parfois donner des injonctions, il n’en est rien : "Dans
notre système de lutte, rien n’est imposé à personne. Nous ne sommes pas des
militaristes ! Nous ne contraignons personne à faire la guerre à la
guerre."
C. Conclusions
Comme on a pu le voir, à son origine, l’anarchisme
n’était pas violent, suivant en cela d’ailleurs les doctrines socialistes de la
première moitié du 19e siècle. Chez Proudhon, l’appel à la raison
est continuel, son message s’adresse souvent autant aux tenants de l’ordre et
de la richesse, aux bourgeois, aux gouvernants, qu’aux socialistes
révolutionnaires de l’époque. Godwin, quant à lui, se contente d’un simple
exposé de sa doctrine et fait confiance à la force de la raison et de la
persuasion.
Il pouvait sembler
logique pour les anarchistes qui les ont suivis que la transition de la société
actuelle vers une société libertaire au moyen d’un coup de main insurrectionnel
puisse s’opérer et réussir. La violence nécessairement employée en ce cas
contre une partie de l’humanité était excusée au nom de la nécessité et de
l’efficacité. D’ailleurs les doctrines insurrectionnelles étaient à peu près
les seules prônées dans tout le mouvement révolutionnaire ouvrier et
socialiste. Elles suivaient le schéma des exemples historiques de révolutions à
leur disposition à la deuxième moitié du 19e siècle. La sanglante
révolution française constituait toujours une référence majeure de l’imaginaire
révolutionnaire de l’époque. Ce sont principalement des événements de notre
siècle qui ont montré que la non-violence pouvait efficacement servir le
progrès de l’humanité et pouvait même conduire à des révolutions politiques.
L’épisode de la
Commune de Paris joua également un grand rôle dans l’adoption des doctrines
insurrectionnelles. La répression sanglante (30.000 fusillés, 13.400
condamnations, 4.000 déportations) qui acheva la Commune fit naître un féroce
esprit de vengeance à l’égard de la bourgeoisie chez la majorité des
révolutionnaires socialistes. Ce ressentiment, alimenté par d’innombrables
autres répressions, aboutit dix ans plus tard à l’adoption de la "propagande
par le fait" par la majorité des anarchistes.
Les théoriciens de
l’anarchisme insurrectionnel s’accordent sur le fait que la violence n’est ni
utile ni souhaitable pour la révolution, seulement elle leur apparaît comme
inévitable dans sa première phase. Mais il est très important de constater que
tous les anarchistes insurrectionnels rejettent l'emploi de la terreur pour
défendre la révolution, ils s’accordent unanimement pour dire qu’elle ne peut
entraîner qu’une contre-révolution de fait, ce que l’histoire de ce siècle n’a
fait que confirmer de la façon la plus cruelle dans toutes révolutions
socialistes autoritaires. Pour la plupart, ils admettent même que la violence
ne peut être facteur d’anarchisme en tant que telle, mais elle leur apparaît
comme le seul moyen efficace pour se défendre contre l’oppression et secouer le vieux monde.
Un courant révolutionnaire non-violent, quoique
restreint, a toujours existé au sein du mouvement libertaire. Celui-ci n’a
jamais été spécifiquement lié à la religion, bien qu’un certain nombre
d’anarchistes rénitents proviennent directement du milieu religieux ;
l’anarchisme chrétien de Tolstoï n’est qu’une des composantes de l’anarchisme
rénitent.
Les représentants de l’anarchisme rénitent
reconnaissent tous la différence fondamentale qui existe entre violence
défensive et violence offensive, et ne condamnent pas l’usage de la violence
dans l’absolu, du haut de grands principes moraux. Un certain nombre d’entre
eux reconnaissent d’ailleurs que le recours à la violence peut être justifiable
en cas d’extrême recours. Ils ne renient donc pas le droit à l’utilisation de
la violence comme moyen de défense lorsque toutes les autres voies ont été
essayées, mais ils s’accordent tous pour dire que la violence ne peut
constituer en elle-même un remède au problème social, ni être facteur
d’anarchisme, du fait de la contradiction des moyens employés avec le but
poursuivi. La violence entraînant toujours une violence en retour, ce qui
conduit à un enchaînement sans fin que seul le rejet de la violence peut briser.
Leur critique de la violence ne se situe donc pas sur un plan moral, mais sur
un plan méthodologique.
De cette manière, l’anarchisme se base sur le principe
fondateur de l’anarchisme et de la non-violence : la nécessaire adéquation
entre la fin et les moyens. Alors que les mouvements politiques ont pour but de
conquérir le pouvoir (que ce soit par
les armes ou par le vote, et que leurs objectifs déclarés apparaissent
haïssables ou respectables), l’anarchisme est le seul mouvement d’idées visant
à abolir le pouvoir. Le projet de
société anarchiste est donc incommensurablement différent de tous les autres
et, en toute logique, nécessite donc pour se réaliser l’utilisation de moyens
radicalement différents. C’est pourquoi son principe méthodologique d’adéquation
des moyens avec la fin le distingue de tous les autres courants de pensée (à
l’exception de la non-violence). Ce principe a conduit les libertaires de
toutes les époques à rejeter toute structuration hiérarchique ou autoritaire de
leur mouvement. L’anarchisme non-violent ajoute à cela le rejet de la violence
comme moyen de transformation sociale ; les moyens utilisés dans le
présent devant être capables de fournir dès maintenant une alternative au mode
de fonctionnement étatique et autoritaire, basé sur l’usage de la violence
comme prétendu remède social.
L’anarchisme non-violent n’interdit donc pas
réellement d’employer toute forme de contrainte (anarchisme) ou de violence
(non-violence), la légitime défense est un droit pour chaque individu ; il
considère simplement que la contrainte et la violence ne peuvent jamais être
accepté comme principes légitimes sur lequel fonder l’organisation sociale (ce
que font les autoritaires) ou sur lequel baser une méthode de transformation
sociale (ce que font les insurrectionnels) ; car la contrainte et la
violence ne constitueront jamais des remèdes sociaux.
Instituer l’autorité et la violence, c’est se priver
de la possibilité de construire un monde meilleur, c’est figer l’imperfection
sociale et l’élever au rang de principe indépassable. Mais choisir l’autorité
et la violence comme moyen de transformation sociale, c’est reproduire ce qu’on
dénonce, c’est considérer qu’en définitive la violence et l’autorité peuvent
être des moyens appropriés aux problèmes sociaux. Et si ils le sont aujourd’hui
pourquoi pas demain ? Par contre, rejeter dès aujourd’hui l’autorité et la
violence c’est refuser de sacrifier le présent à une utopie future rejetée
indéfiniment à de meilleurs lendemains. Les principes sur lesquels fonder la
société de demain sont déjà pertinents pour transformer la société actuelle. La
fin indique les moyens, et en retour les moyens construisent la fin.
Appendice A
(Analyse d’H. Avron sur la
violence et l’anarchisme)
Voici quelques extraits du chapitre sur la violence
du livre L’anarchisme au XXe siècle
(PUF, 1979) d’Henry Avron qui me semblent fournir matière à réflexion et
compléter la conclusion :
"L’anarchisme classique, (…), à condition
d’interroger non seulement ses différents théoriciens mais encore les avis
parfois divergents donnés par le même théoricien (…) utilise un registre qui
s’étend du crime politique à la non-résistance au mal, de la violence
révolutionnaire au réformisme pacifique. Cette ambiguïté foncière de
l’anarchisme, à la fois terroriste et non-violent, persiste même aux époques
des pires convulsions."
"D’une part, à la violence collective de l’État
et de la société doit s’opposer la contre-violence de l’action individuelle,
d’autre part, employer la violence c’est, au fond, pour l’individu entrer dans
le jeu de l’État et de la société, c’est collaborer à la succession sans fin de
violences opposées, bref, c’est reproduire la violence qu’on dénonce."
"S’il n’est pas prouvé que la violence est
fatalement sécrétée par la pensée anarchiste - elle apparaît plutôt, même chez
Bakounine, comme un de ces chemins de traverse que l’impatience révolutionnaire
est parfois tentée d’emprunter -, il est, par contre, certain qu’une vision
anarchiste conséquente conduit vers le rejet de la violence, vers la
non-violence. La récusation de l’autorité fondée sur la violence implique le
refus de se servir de la violence fût-ce pour la combattre ; la terreur
révolutionnaire ne peut que donner un nouvel élan aux maléfices du pouvoir.
L’anarchisme se doit de briser le cercle infernal de la violence."
Appendice B
(Exemples historiques de
lutte non-violente au XXe siècle)
1898‑1905 : Résistance du peuple
finlandais à la russification du pays.
1905-1906 : Mouvement massif de grève
en Russie obligeant le Tsar à la création d’une assemblée élue.
1906‑1914 : Lutte de la
communauté indienne d'Afrique du Sud contre les lois raciales britanniques.
l915‑1947 : Lutte du peuple
indien pour son indépendance.
1920 : Mouvement de
non-coopération de la population allemande mettant en échec le putsch de Kapp
contre la république de Weimar.
1923 : Résistance de la population
allemande à l'occupation franco-belge du bassin de la Ruhr.
1940‑1945 :
Mouvement
de l'éducation clandestine en Pologne.
1942 : Combat des enseignants
norvégiens contre la nazification de l'éducation.
1943 : Sauvetage des juifs du
Danemark.
1943‑1944 : Désobéissance à la loi sur
le Service du travail obligatoire dans la France de Vichy.
1944 : Renversement de la dictature
du général Ubico au Guatemala.
1944 : Renversement de la
dictature de Maximiliano Hernandez Martinez au Salvador.
1952-1960 : Phase non‑violente de la
lutte des Noirs d'Afrique du Sud contre l'apartheid.
1968 : Résistance du peuple
tchécoslovaque à la prise de contrôle du pays après l'invasion des forces du
Pacte de Varsovie.
1975‑1976 : Mouvement Peace People des femmes d'Irlande du
Nord.
1977‑1999 :
Lutte des "Folles
de la place de Mai" contre les "disparitions" politiques en
Argentine.
1978 : Grèves de la faim collectives
contre la dictature militaire en Bolivie.
1980‑1989 :
Mouvement Solidarnosc en Pologne et résistance
civile au coup d'Etat du général Jaruzelski.
1981‑1985 : Mobilisation du peuple
d'Uruguay pour le retour à la démocratie.
1983 : Mouvement syndical de
protestation nationale contre la dictature du général Pinochet au Chili.
1986 : Renversement du président
Marcos aux Philippines par le mouvement People
Power.
1988‑1990 : Renversement du régime
marxiste‑léniniste du président Matthieu Kérékou au Bénin.
1989 : Mouvement des étudiants
chinois.
1989 : Effondrement du régime
communiste de l'ex‑RDA.
1989 : Effondrement du régime
communiste de l'ex‑Tchécoslovaquie.
1991‑1993 : Opposition du peuple
malgache au régime du président Ratsiraka.
Bibliographie
Une bonne partie des
ouvrages consultés a été trouvée dans les deux bibliothèques suivantes :
Centre International de
Recherches sur l’Anarchisme (CIRA)
(Location par correspondance possible)
Av. de Beaumont, 24
CH - 1012 Lausanne
Suisse
Mundaneum
(Uniquement consultation sur place)
Rue des Passages, 15
7000 Mons
Belgique
tél.
065/315343
Voici
en détail la liste des ouvrages consultés pour réaliser cette anthologie :
A. Violence et État, Anarchie
et non-violence
Nico Berti
- "Pour un bilan historique et idéologique de l’anarchisme",
dans L’État et l’anarchie, Atelier de
création libertaire, Lyon, 1985
Joan Bondurant
- "Conservateur ou anarchiste ? : note sur Gandhi et la
philosophie politique", chapitre V de Conquest
of violence. The Gandhian philosophy of conflict, traduction de
Marie-Claire Lemaire, 1950
Agustin Garcia
Calvo
- Qu’est-ce que l’État ?, Atelier de création
libertaire, Lyon, 1992
Ursula Le Guin
- Les dépossédés, Presses Pocket, Paris,
1991
Christian
Mellon et Jacques Semelin
- La non-violence, Que sais-je ?,
Presses Universitaires de France, Paris, 1994
Jean-Marie
Muller
- Lexique de la non-violence, Alternatives non-violentes
n°68, 1988
Dave Neal
- "Anarchism :
Ideology or Methodology ?", Spunk Press Archive, 1997
Rudolf Rocker
- L’anarcho-syndicalisme des
origines à nos jours, Atelier de création libertaire, Lyon, 1995
Max Weber
- Le savant et le philosophe, Librairie Plon, Paris,1959
Georges
Woodcock
- Anarchism : A history of libertarians ideas and movements, Pelican edition, Harmondsworth, 1975
- "Tradition and
revolution", Kick it Over n°19-20, été et hiver 1987
B. Les différents courants de l’anarchisme
Ouvrages
collectifs
- William Godwin (1756-1836)
Philosophe de la Justice et de la Liberté, Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1953
- Han Ryner (1861-1938) Visage
d’un centenaire, Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1963
- E. Armand, sa vie, sa
pensée, son œuvre, La Ruche Ouvrière, Paris, 1964
- Du nouveau sur Tolstoï, Alternatives Non Violentes
n°89, hiver 1993
E. Armand
- "Quelques explications nécessaires", l’Ère nouvelle, 3e
série n°30, juillet-août 1904
Anselme
Bellegarrigue
- Au fait, au
fait ! ! Interprétation de l’idée démocratique, Cahiers du futur n°1, 1973
- L’anarchie, journal de
l’ordre, n°
1 et 2, Cahiers du futur n°1, 1973
Ronald Creagh
- L’anarchisme aux Etats-Unis, Atelier national de
reproduction des thèses et Didier Érudition, Lilles-Paris
Hem Day
- Anthologie de l’objection de
conscience et de raison, Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1951
- À l’école de Godwin. La
non-violence comme technique de libération, Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1953
- Étienne de La Boëtie. Aperçu
sur sa vie et sur son œuvre, éd. Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1954
- Deux frères de bonne
volonté : Élisée Reclus et Han Ryner, éd. Les Amis de Han Ryner et Pensée et
Action, Paris-Bruxelles, 1956
- Barthélemy De Ligt. L’homme
et l’oeuvre,
Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1960
Barthélemy De
Ligt
- Mobilisation contre toute
guerre !,
Pensée et Action, Bruxelles, 1934
- Pour vaincre sans violence, Pensée et Action,
Bruxelles, 1935
- Le problème de la guerre
civile,
Pensée et Action, Bruxelles, 1937
Paul
Eltzbacher
- L’anarchisme, V. Giard & E. Brière,
Paris, 1902
Lucien Grelaud
- "Armand et la violence", Anarchisme et Non-violence n°8,
avril 1967
- Violence et non-violence
dans la révolution anarchiste, Anarchisme et Non-violence, n°6, octobre 1966
Daniel Guérin
- Ni Dieu ni Maître.
Anthologie de l’anarchisme, 4 vol., François Maspero,1980
Bernard
Guillemin
- "L’État et la violence", Encyclopaedia Universalis,
Symposium, pp. 1150-1156,1990
Pierre Kropotkine
- Œuvres, François Maspero,1976
Étienne de La
Boëtie
- Discours de la servitude
volontaire,
Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1954
Gaston Leval
- L’humanisme libertaire, Le groupe Humanisme
Libertaire, Paris, 1967
- Espagne libertaire 36-39, coll. Archives
révolutionnaires, éd. du Cercle et éd. de la Tête de Feuilles, 1971
- L’État dans l’histoire, Bibliothèque Anarchiste,
Monde Libertaire, 1983
John-Henry
Mackay
- Les Anarchistes, Bibliothèque sociologique,
éd. Stock, Paris, 1904
- "À la recherche de la liberté
(extraits)", l’Unique, supplément aux n°139-143,1959
Errico
Malatesta
- Écrits choisis, 3 vol., Groupe 1er
Mai, Annecy,1978
Georges Nivat
- "La révolte russe", Magazine Littéraire n°365, mai 1998
Jean Sagnes
- Histoire du syndicalisme
dans le monde des origines à nos jours, Privat, Toulouse, 1994
Bernard Thomas
- "Les vies d’Alexandre Jacob", Alternative Libertaire n°210,
octobre 1998
Henry D.
Thoreau
- Désobéir, coll. Bibilothèques 10-18,
éd. de l’Herne, Paris, 1994
Léon Tolstoï
- "Trois paraboles", dans Ce
qu’il faut de terre à l’homme, Librairie Gedalge, Paris, 1927
- Les rayons de l’aube, Stock, Paris, 1901
- Dernières paroles, Société du Mercure de
France, Paris, 1905
- Résurrection, coll. Folio, éd.
Gallimard, Paris,1951
- La correspondance
Gandhi-Tolstoï,
Alternatives non violentes n°89, hiver 1993
Benjamin
Tucker
- Instead of a book. By a man too busy to write one. A fragmentary
exposition of philosophical anarchism, New York
, 1893
L’anarchisme, 1902
« Violence -
Non-violence - Anarchie », l’Unique
n°54, 55 et 58, 1951
Les sectes ont été en
Russie des foyers importants de révolte. Un des exemples les plus frappant est
la secte des begounys, ou fuyards, dont Tolstoï a décrit un membre dans Résurrection (3e partie,
chap. XXI). Les begounys refusaient absolument tout à l’État : non
seulement ils ne le servent ni par l’impôt, ni par les armes, ni par la soumission
à l’instruction publique, mais ils lui refusent même leur identité, ils sont
des sans-nom. Ces réfractaires prenaient le chemin de la forêt septentrionale
et y disparaissaient (G. Nivat, « La révolte russe », 1998).